Le dispositif d’étanchéité réalisé sur une place publique affectée au stationnement des automobiles constitue un ouvrage couvert par la garantie décennale. La dégradation de ce dispositif, s’il ne rend pas impropre à sa destination cette place publique expose le parc de stationnement souterrain qu’il recouvre à d’importantes infiltrations. Cette dégradation est constitutive d’un désordre rendant l’ouvrage impropre à sa destination, qui est notamment d’assurer l’étanchéité de ce parc.
Désordres affectant la destination partielle d’un ouvrage public et responsabilité décennale des constructeurs
Décision de justice
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Mots-clés
Marché public, Exécution, Responsabilité décennale, Ouvrage public, Ouvrage privé, Double destinationRubriques
Marchés et contratsTextes
Résumé
La responsabilité décennale des constructeurs : quelques précisions sur l'impropriété à destination d'un ouvrage
Fanny Charvier
Docteure en droit public à l’Université Jean Moulin Lyon 3
DOI : 10.35562/alyoda.5964
La Cour administrative d’appel de Lyon a eu l’occasion de préciser les contours du régime de responsabilité décennale des constructeurs intervenant dans le cadre des marchés publics. D’une part, le caractère impropre d’un ouvrage à sa destination doit être analysé au regard de toutes les fonctions que l’ouvrage litigieux est censé assurer. D’autre part, ce caractère impropre ouvre de plein droit la mise en jeu de la garantie décennale au bénéfice de la commune maître d’ouvrage, même dans l’hypothèse où les dommages affecteraient un autre ouvrage, situé au sous-sol, qui plus est de nature privée.
La responsabilité décennale des constructeurs a été développée en vue de protéger les maîtres d’ouvrage (ou les acquéreurs d’immeubles) lors de la survenance de désordres affectant un ouvrage. Elle met à la charge des constructeurs la réparation des dommages survenus dans un délai de dix ans à compter de la réception des travaux. Définie aux articles 1792 et suivants du code civil, cette garantie légale repose sur une présomption de responsabilité des constructeurs dans l’exécution des marchés de travaux tant privés que publics.
L’arrêt n° 010LY02646 du 1er mars 2012 de la cour administrative d’appel de Lyon offre un exemple de la façon dont les juridictions administratives font application de ce régime de responsabilité civile des constructeurs, même si elles ne font pas une application littérale du code civil. En effet, le juge administratif applique les principes dont s’inspire, entre autres, l’article 1792 du code civil (C.E., 2 février 1973, Trannoy, Rec. CE 1973).
En l’espèce, en 1993, Ugine, une petite commune de Savoie, conclu un marché de travaux publics avec la société SMAC en vue de la réalisation d’un revêtement en asphalte d’une place publique servant de parking, d’une part, et de la pose d’un dispositif d’étanchéité, visant notamment à protéger un parc de stationnement privé situé sous la place, d’autre part. Divers désordres sont apparus en surface et en sous-sol. En surface, le revêtement semble provoquer une gêne à la circulation et au stationnement publics qui a impliqué l’exécution de travaux de reprise. Parallèlement, en sous-sol, des infiltrations d’eaux pluviales ou issues de la fonte des neiges ont été constatées.
La commune d’Ugine, maître d’ouvrage, estime que les désordres sont de nature à engager la responsabilité décennale du constructeur, la société SMAC. Afin d’obtenir réparation, la collectivité a saisi le tribunal administratif de Grenoble qui rejette sa demande, considérant que les sinistres affectant ladite place n’étaient pas de nature à engager la responsabilité du constructeur. La commune a interjeté appel de cette décision.
La cour administrative d’appel de Lyon a dû se prononcer sur des questions de deux ordres, concernant d’une part, l’appréciation du caractère impropre de l’ouvrage au regard de sa double destination, et d’autre part, l’étendue du droit à réparation du maître d’ouvrage.
1. L’analyse du caractère impropre de l’ouvrage au regard de sa double destination
Si la garantie décennale est favorable aux maîtres d’ouvrage, sa mise en œuvre reste soumise à certaines conditions, outre celle relative au délai d’action fixé à dix ans. D’une part, les désordres ne doivent pas avoir été apparents lors de la réception de l’ouvrage (C.E., 23 juin 1986, Cts Levert) . D’autre part, lesdits désordres doivent revêtir une certaine gravité : les vices doivent altérer la solidité de l’ouvrage ou le rendre impropre à sa destination. De simples malfaçons font obstacle au déclenchement de cette garantie (C.E., 13 novembre 1965, Lang, Rec. C.E. 1965, p.552 ; C.E., 8 avril 1970, Ville Condé-sur-Noireau, Rec. C.E. 1970, p. 235 ; C.E., 27 juillet 1984, Ville Blenod-les-Pont-à-Mousson, RDP 1985, p. 242)
La commune d’Ugine a constaté l’apparition de désordres affectant la place du Val d’Arly aussi bien en surface qu’au sous-sol. Si les désordres ne semblaient pas porter atteinte à la solidité de l’ouvrage, ils étaient susceptibles, selon la commune, de rendre l’ouvrage impropre à sa destination.
Ainsi l’ouvrage dont la réalisation avait été confiée à la société SMAC avait-il une double fonction : revêtement du sol et protection du sous-sol. Selon la cour administrative d’appel de Lyon, c’est au regard de cette double fonction que la destination de l’ouvrage doit être appréciée.
Sur le premier point, le juge administratif a considéré que la dégradation du revêtement du sol ne faisait pas obstacle à la circulation et au stationnement en surface. De ce fait, lesdits désordres n’étaient pas de nature à rendre l’ouvrage impropre à sa destination.
Concernant le dispositif d’étanchéité en revanche, la cour administrative d’appel de Lyon a estimé que les infiltrations d’eau dans le parc de stationnement privé situé en sous-sol témoignaient de la défaillance du système d’étanchéité. Ne répondant à cette fonction par un revêtement perméable, l’ouvrage a sur ce point été considéré par le juge d’appel comme impropre à sa destination, ce qui était de nature à engager la responsabilité décennale de la société SMAC. C’est par rapport à cette seule fonction de l’ouvrage que la cour a estimé que les désordres rendaient l’ouvrage impropre à sa destination et qu’elle a condamné la société SMAC à payer les travaux de reprise du dispositif d’étanchéité évalués à 14 155, 86 euros TTC.
2. L’indemnisation des travaux de réparation rendant l’ouvrage propre à destination
Le juge d’appel a refusé d’indemniser le préjudice de jouissance invoqué par la commune. Cette position n’est pas étonnante dans la mesure où les désordres ne font pas obstacle à l’utilisation de la place. Ils engendrent, certes, des conséquences dommageables, mais à l’égard du parking situé au sous-sol, c’est-à-dire un ouvrage privé. Or, il pouvait sembler étonnant que la commune d’Ugine bénéficie de la garantie décennale alors même que les désordres affectaient un ouvrage privé.
La responsabilité décennale garantit au maître d’ouvrage la réparation par les constructeurs des désordres qui affectent l’ouvrage. De ce fait, elle garantit au maître d’ouvrage la prise en charge des réparations nécessaires pour qu’il réponde à ses fonctions conformément aux stipulations du marché. Il ne serait donc pas acceptable que la garantie décennale ne bénéficie pas au maître d’ouvrage, dès lors que lesdits désordres rendent l’ouvrage impropre à sa destination, même si, en l’occurrence les désordres sont subis par un autre ouvrage, de nature privée. Évidemment, cela implique que la commune ne soit pas indemnisée des dommages liés aux problèmes d’infiltration d’eau qui sont, en l’espèce, subis par le parc de stationnement privé, mais il est tout à fait logique qu’elle bénéficie aux moins des sommes égales à aux travaux de reprise du dispositif d’étanchéité garantissant l’imperméabilité de la place, conformément aux stipulations du marché.
Ainsi, alors même que les désordres étaient subis par le parc de stationnement privé, le juge d’appel a reconnu la société SMAC responsable de dommages qui affectent non pas l’ouvrage en lui-même mais ceux qui sont à l’origine des troubles subis par un ouvrage privé. La cour tient compte du fait que les inondations subies par le parc de stationnement trouvent leur origine dans un système d’étanchéité défaillant. Cette défaillance rend l’ouvrage impropre à sa destination, puisqu’il n’assure pas la protection du sous-sol des eaux de pluie ou issues de la fonte des neiges.
La cour administrative d’appel de Lyon fait donc une nette distinction entre le caractère impropre d’un ouvrage et ses conséquences. Quand bien même les désordres proprement dits seraient supportés par des ouvrages collatéraux - le parc de stationnement privé en l’espèce, l’ouvrage litigieux - le revêtement- est impropre à destination. Cette simple constatation suffit à mettre en jeu la garantie décennale. Dans ce contexte, le constructeur devra prendre en charge les travaux permettant de rendre l’ouvrage propre à destination. Parallèlement, la commune ne peut être indemnisée pour des troubles qui sont subis par un tiers.
Une telle décision est dans la lignée de la jurisprudence du Conseil d’Etat selon laquelle la responsabilité du constructeur peut être recherchée dès lors que les dommages subis par un tiers trouvent leur origine dans les désordres affectant l’ouvrage public et le rendant impropre à destination (C.E., 13 novembre 2009, Société SCREG Est) .
Ainsi la cour administrative d’appel n’apporte-t-elle pas d’éléments nouveaux sur l’interprétation du caractère impropre d’un ouvrage à sa destination. Cependant, elle a le mérite de rappeler les conditions de mise en œuvre de la garantie décennale en analysant la destination d’un ouvrage au regard de l’ensemble de ses fonctions et en faisant la subtile distinction, conformément à la jurisprudence du Conseil d’Etat, entre les dommages et les désordres qui en sont à l’origine et en distinguant l’indemnisation des travaux nécessaires pour rendre propre l’ouvrage à sa destination ainsi de ceux visant à réparer les dommages eux-mêmes.
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