Le projet de réalisation par le département du Puy-de-Dôme d’une voie verte traversant plusieurs communes autour du lac Chambon se heurte à des problèmes de propriété et d’affectation de plusieurs chemins et sentiers. La Cour administrative d’appel de Lyon a décidé qu’un des chemins en cause ne faisait pas partie du domaine public communal ; dès lors son incorporation à une voie verte devait respecter une stricte procédure d’enquête publique, dans la mesure où cette nouvelle affectation risquait de porter atteinte à la liberté d’aller et venir des riverains desservis par le chemin.
Dans le massif du Sancy, les dix communes qui bordent le lac Chambon encouragent un tourisme vert, tourné sur la nature préservée des volcans d’Auvergne. Le département du Puy-de-Dôme a ainsi engagé un projet de voie verte qui ceinturerait le lac, concluant avec les communes concernées, des conventions d’occupation de leurs sentiers et chemins. C’est autour de la conversion du chemin du Levat en voie verte sur le territoire de la commune de Murol qu’un litige s’est cristallisé. La société Concept Loisirs Services, qui exploite deux des quatre campings que compte la commune, conteste le classement du chemin qui traverse un de ses campings, au motif notamment qu’aucune enquête publique préalable n’a été réalisée, que la nouvelle affectation compromettrait la sécurité et la tranquillité des usagers du camping et que la convention aurait pour finalité cachée de favoriser l’accès aux installations touristiques du département.
Dans un premier temps, le tribunal administratif de Clermont-Ferrand n’a pas donné droit à la demande de l’exploitant du camping, maintenant de facto la délibération du conseil municipal de Murol du 1er septembre 2009 autorisant le maire à signer la convention, et la convention d’occupation du domaine public communal du 22 septembre 2009 conclue entre la commune et le département. Ce n’est qu’en appel que la société obtint finalement gain de cause. Annulant le jugement du tribunal administratif sur les conclusions conformes de son rapporteur public, la Cour administrative d’appel de Lyon a ainsi divergé sur la qualification du chemin du Levat dans la décision commentée du 1er mars 2012.
La cour, en opérant un contrôle normal de la qualification juridique des faits en cause, a finalement été amenée à mettre en balance la liberté d’aller et venir et l’accès à l’environnement. En effet, en décidant que le chemin faisait déjà partie du domaine public communal, le tribunal administratif favorisait sa conversion en voie verte et la promotion de la randonnée sur les rives du lac Chambon ; à l’inverse, en disposant que le chemin n’appartenait pas au domaine public, la cour administrative d’appel ne privilégie que la desserte des fonds riverains mais non la valorisation de leur cadre naturel.
Les autres questions liées à l’intérêt à agir de la société d’exploitation du camping ou au détournement de pouvoir allégué sont rapidement réglées par le juge, qui n’y trouve pas de difficulté particulière. En revanche, ce sont bel et bien les problèmes de la qualification du chemin (1) et des conséquences que cette qualification emporte (2) qui soulèvent davantage d’interrogations, car la notion de voie verte ne date que de 2004 et ne connaît pas de précédent jurisprudentiel majeur.
1. – La liaison supposée entre les nouvelles « voies vertes » et le domaine public : l’impossible conversion du sentier d’exploitation en voie ouverte à la circulation générale
La question qui oppose les deux juges du fond consiste à déterminer si le chemin du Levat, qui traverse le camping de la société requérante et sur l’emprise duquel la convention d’occupation du domaine public est conclue, est une dépendance domaniale. La réponse ne semblait pas évidente puisque, pour le tribunal administratif de Clermont-Ferrand, le sentier était assimilé à une voie communale incorporée au domaine public, tandis que pour la Cour administrative d’appel de Lyon, il devait être considéré comme un chemin rural appartenant au domaine privé de la commune.
La qualification entre voie communale et chemin rural s’opère soit en application de l’ordonnance du 7 janvier 1959 relative à la voirie des communes, soit en application des critères jurisprudentiels classiques.
En premier lieu, la qualification du sentier aurait pu être réalisée en application de l’ordonnance n° 59-115 du 7 janvier 1959 codifiée au Code de la voirie routière et au Code général de la propriété des personnes publiques. Ces dispositions textuelles prévoient que le domaine public routier comprend « les biens appartenant à une personne publique et affectés aux besoins de la population terrestre » (L. 2111-14 CGPPP) ; et que ses dépendances qui appartiennent à une commune sont appelées « voies communales » (L. 141-1 CVR) .
En second lieu, l’appartenance au domaine public suppose que le bien considéré appartienne à une personne publique et qu’il soit affecté à l’utilité publique (L. 2111-1 CGPPP) . Concernant le critère d’appropriation publique, alors que cette exigence est normalement incontournable (C.E., Sect., 11 février 1994, Cie d’assurances Préservatrice foncière, n° 109564, Rec. CE, p. 64), le rapporteur public M. Ph. Arbaretaz relève, dans l’affaire donnant lieu à ce commentaire, que les échanges entre les parties ne permettent même pas de connaître avec précision le statut du chemin, et qu’il « paraît » seulement appartenir à la commune. Il faut néanmoins souligner que le juge a parfois pu reconnaître le droit de propriété d’une commune sur un chemin grâce à sa seule affectation au passage du public : l’affectation peut ainsi constituer parfois une présomption de propriété pour les chemins ruraux (Cass., civ. 3ème, 4 avril 2007, Cne de Lissac sur Couze, n° 06-12078) . En dépit de cette approximation, le juge administratif a néanmoins examiné le critère de l’affectation au service public (C.E., Sect., 19 octobre 1956, Sté Le Béton, n° 20180, Rec. CE, p. 375) ou à l’usage direct du public (C.E., 28 juin 1935, Marécar, Rec. CE, p. 734) . C’est sur ce point que le juge tranche nettement le litige, décidant qu’« eu égard à ses caractéristiques, ce chemin ne peut assurer que la desserte des fonds riverains ». Autrement dit, il n’est pas affecté à la circulation générale, ce que corrobore l’absence d’« aménagement susceptible de le faire regarder comme une dépendance du domaine public ».
Ainsi, la mise en œuvre concomitante de ces deux corps de règles ne permet pas d’établir que le chemin de Levat constitue une dépendance du domaine public communal.
Si le chemin avait été qualifié de dépendance du domaine public, il aurait également pu relever d’un statut particulier. C’est en effet le cas des autoroutes, des routes express, des déviations et des ouvrages d’art (Juen (P.), Voies publiques à statut particulier, J.Cl. Propriétés publiques, fasc. 42, novembre 2010), mais aussi des « voies vertes » instaurées par le décret du 16 septembre 2004 (R.110-2 Code de la route) .Les voies vertes sont définies comme étant les « routes exclusivement réservées à la circulation des véhicules non motorisés, des piétons et des cavaliers ». Si le projet de voie verte envisagé par le département du Puy-de-Dôme était bien conforme à cette définition réglementaire, dans la mesure où son intention était d’aménager et d’entretenir une « voie revêtue d’enrobé, destinée aux piétons et aux véhicules non motorisés autour du lac », le défaut de qualification principale préalable de voie communale n’ouvrait pas droit à cette qualification. Ainsi, l’intérêt de cet arrêt en matière de voie verte, notion qui n’a pas encore été consolidée au contentieux, ne peut pas dégager tous ses effets.
Dès lors, en décidant que le chemin ne faisait pas partie du domaine public de la commune, mais de son domaine privé, son classement comme voie verte consisterait en une incorporation au domaine public, laquelle est assujettie à enquête publique.
2. – La nécessité d’une stricte procédure d’incorporation du sentier dans le domaine public : l’insuffisante volonté du propriétaire pour modifier la destination d’une voie
Dans la mesure où le chemin du Levat n’est pas une dépendance du domaine public routier, mais qu’il n’est qu’un chemin d’exploitation emprunté par les riverains, son classement dans le domaine public routier doit donc être accompagné d’une procédure d’étude préalable et d’enquête publique.
À titre liminaire, on peut néanmoins souligner, avec la commune de Murols, que les requérants – société exploitante du camping ou riverains – ne disposent pas d’un droit au maintien d’une utilisation existante. En effet, les personnes publiques sont titulaires du pouvoir de gestion de leurs propriétés, qui s’exerce tant dans l’intérêt de leur domaine que dans l’intérêt général. Si la sortie du domaine public est encadrée par des règles contraignantes (procédures de désaffectation et de déclassement), l’entrée dans le domaine public concrétise la grande liberté du propriétaire public sur l’utilisation de son patrimoine. L’entrée dans le domaine public est certes subordonnée à une affectation, mais la personne publique est seule maître du choix d’affecter ou non un bien de son domaine privé à l’utilité publique (par ex. Foulquier N., Droit administratif des biens, LexisNexis, 2011, p. 36). Ainsi les riverains et la société privée exploitante du camping ne peuvent pas se prévaloir de ce que le chemin était antérieurement utilisé comme sentier d’exploitation pour contester son incorporation dans le domaine public communal.
Le classement dans le domaine public, résultant d’un acte unilatéral récognitif, relève donc de la compétence du propriétaire du bien. En matière de sentiers et chemins d’exploitation, un véritable flou entoure leur incorporation dans le domaine public : l’article L. 162-2 du Code de la voirie routière les soumet aux dispositions des articles 92 à 96 du Code rural, lesquelles ont été abrogées en 1992. Aussi surprenant que cela puisse paraître, il n’y a donc aucune disposition législative certaine relative à l’incorporation des sentiers d’exploitation, à l’instar du chemin du Levat, dans le domaine public routier ; tout au mieux est-il précisé qu’ils sont soumis au régime forestier lorsqu’ils sont ouverts à la circulation publique. Dans ce contexte textuel approximatif, la cour administrative d’appel renvoie simplement aux règles générales de classement des voies communales, sans distinguer s’il s’agit de chemins ruraux, de chemins d’exploitation ou autre sentier particulier. Elle met donc en œuvre l’article L. 141-3 du Code de la voirie routière qui requiert une enquête publique préalable si « l’opération envisagée a pour conséquence de porter atteinte aux fonctions de desserte ou de circulation assurées par la voie ».
Concernant la réalisation d’une étude préalable, demandée par la société Concept Loisirs, qui aurait permis de déterminer si la nouvelle affectation ne compromettait pas la sécurité et la tranquillité des usagers du camping privé traversé par le sentier, et d’établir les impacts du projet de conversion sur les fonds riverains, elle n’est pas retenue par le juge administratif. En effet, aucune disposition ne la requiert.
Quant à l’enquête publique préalable, elle est bel et bien obligatoire pour toute ouverture à la circulation publique. Cela permet notamment de vérifier que l’interdiction de circuler avec des véhicules motorisés sur la future « voie verte » ne portera pas une atteinte démesurée à la desserte des propriétés riveraines. Ainsi, l’enquête qui doit être menée par le maire, en tant qu’autorité exécutive dans la commune, doit être organisée conformément au Code de l’expropriation pour cause d’utilité publique.
En conclusion, la conversion du sentier en voie verte et son incorporation concomitante dans le domaine public routier sont entachées d’un vice de procédure. Aussi, la convention de réalisation de la voie verte est-elle déclarée sans objet par les juges administratifs d’appel. Une fois n’est pas coutume, la balance entre la mise en valeur de l’environnement et la protection de la desserte des riverains penche du côté de la libre circulation des habitants, au détriment d’un projet pourtant cohérent d’ouverture au public d’un environnement naturel préservé. De la balade des promeneurs à la circulation des riverains, il n’y a qu’un pas, que la Cour administrative d’appel de Lyon n’a pas pu franchir.