La Cour administrative d’appel de Lyon écarte la demande d’indemnisation d’une commune en matière de gestion des passeports et cartes nationales d’identité suite à son transfert par l’Etat. Le législateur avait expressément interdit aux communes de se prévaloir d’un tel préjudice sur le fondement de l’incompétence du pouvoir réglementaire. La commune de Bron s’estimant victime d’un préjudice demande à être indemnisée au motif que le dispositif national prévoyant le transfert porterait atteinte aux droits protégés par la Charte européenne de l’autonomie locale, notamment en ses articles 4 et 11. Contrairement aux juges de première instance, la Cour considère, implicitement, que les articles de la Charte sont d’effet direct, et donc invocables en l’espèce. Cela étant, elle écarte les moyens d’inconventionnalité, en faveur d’une interprétation stricte à la fois de la Charte mais aussi de la loi.
Le contentieux opposant l’Etat aux communes au sujet de la gestion des passeports et cartes nationales d’identité n’en finit décidément pas d’occuper le juge, aussi bien administratif que constitutionnel (v. notam., parmi de multiples décisions : CE 5 janv. 2005, Commune de Versailles, n° 232888, concl. D.Chauvaux, AJDA 2005, p. 604 ; note P.Cassia, RFDA 2005, p. 714 ; CE 14 sept. 2007, Commune de Villeurbanne n° 0299720, note J.R.Salcedo, AJDA 2007, p. 2377 ; C.C. n° 02010-29/37 QPC, 22 sept. 2010, Commune de Besançon et autres, J.-M.Pontier, JCP A 2010, n° 041, p. 28 ; M.Verpeaux, AJDA 2011, p. 218 ; ainsi que l’arrêt du même jour C.A.A. Lyon, 30 nov. 2010, Commune de Clermont-Ferrand, n° 09LY01954) . Le Conseil constitutionnel a pu estimer à près de 336 le nombre total de procédures concernant ce contentieux (Cahiers du C.C. n° 030, Comm. déc. 22 sept. 2010, préc.) . La Cour administrative d’appel de Lyon n’a pas été « épargnée », mais les communes requérantes ont su faire preuve d’une certaine originalité, qui justifie que l’on s’intéresse plus particulièrement à l’espèce commentée.
Par les décrets du 25 novembre 1999 et du 26 février 2001, le gouvernement a confié au maire, en tant qu’officier d’état civil, le soin de recueillir les demandes, d’assurer leur transmission aux services de l’Etat et leur délivrance aux demandeurs, en matière de cartes nationales d’identité et de passeports. Le Conseil d’Etat a été saisi dans le but de constater l’illégalité de ces deux décrets. Dans son arrêt du 5 janvier 2005 précité et dans un avis du 6 avril 2007, qui concernaient respectivement le décret de 2001 et le décret de 1999, la haute juridiction a accueilli la demande et conclu à l’illégalité des deux décrets sur le fondement de l’incompétence du pouvoir réglementaire. Le Conseil d’Etat a par ailleurs précisé dans son avis de 2007, confirmé au contentieux dans l’arrêt précité de 2007, Commune de Villeurbanne, que cette illégalité était susceptible d’engager la responsabilité de l’Etat. Dans un souci de préservation des finances de l’Etat, l’article 103 de la loi n° 02008-1443 du 30 décembre 2008 de finances rectificative pour 2008 a précisé que « sous réserve des décisions passées en force de chose jugée », les communes ne pouvaient se prévaloir du préjudice né des dispositions réglementaires incriminées. Une dotation forfaitaire d’indemnisation était toutefois prévue par le même texte. La commune de Bron, qui s’estime lésée par les deux décrets, introduit une requête en indemnisation dudit préjudice à hauteur de 191 443, 50 euros.
Par un jugement en date du 22 octobre 2009, le tribunal administratif de Lyon a rejeté la demande de la Commune de Bron. Celle-ci interjette donc appel de la décision. La Cour administrative d’appel de Lyon confirme le jugement de première instance dans l’arrêt commenté.
La Commune demandait à la Cour d’annuler le jugement du tribunal administratif, et de condamner l’Etat à lui verser la somme de 233 775, 47 euros couvrant son préjudice subi entre 2001 et 2008, ainsi qu’une somme couvrant le préjudice subi depuis 2008. Reprenant les arguments développés en première instance, elle se fondait sur l’article 103 de la loi de finances rectificative pour 2008 précitée, pour soulever, par voie d’exception, son inconventionnalité au regard de la Charte européenne de l’autonomie locale, notamment de ses articles 3, 4§5 et 11. Cette inconventionnalité serait de nature à engager la responsabilité de l’Etat. Ce dernier, par la voix du Ministre de l’Intérieur, soutenait que cette disposition législative ne méconnaissait ni le principe d’autonomie contenu dans les articles 3 et 4 de la Charte, ni le droit au recours juridictionnel dont doivent disposer les collectivités et protégé par l’article 11 du même texte.
La Cour administrative d’appel de Lyon accepte d’examiner le moyen d’inconventionnalité fondé sur l’article 4§5 de la Charte, mais l’écarte en l’espèce dans la mesure où le litige ne concerne pas, selon elle, « les conditions d’exercice de leurs missions par les collectivités locales en cas de délégation des pouvoirs par une autorité centrale ou régionale ». Le principe d’autonomie tel que contenu dans la Charte ne s’applique donc pas ici. Par ailleurs, s’agissant du droit au recours, la Cour fait une interprétation stricte de l’article 103 de la loi de finances rectificative pour 2008 en considérant qu’elle n’exclut que l’invocation devant le juge du « moyen tiré de l’incompétence du pouvoir réglementaire » : les recours fondés sur d’autres moyens restent donc possibles, préservant ainsi le droit au recours des collectivités. Enfin, la Cour écarte, comme les premiers juges et faute d’éléments suffisants au dossier, le moyen tiré de l’enrichissement sans cause de l’Etat du fait des dispositions litigieuses.
S’inscrivant dans un contentieux multiple, l’arrêt de la Cour administrative d’appel de Lyon ici commenté est marqué par l’originalité des moyens invoqués par la Commune de Bron. Cela donne l’occasion au juge administratif de préciser la place de la Charte européenne de l’autonomie locale et son invocabilité dans le contentieux opposant les collectivités territoriales et l’Etat (I). L’arrêt précise ainsi le champ d’application du principe d’autonomie, mais confronte également l’exercice par le législateur national de son pouvoir de validation à un texte international protégeant le droit au recours (II).
1. – L’effet direct de la Charte : une analyse article par article
La question de l’effet direct des traités et conventions internationales se pose au juge administratif depuis la reconnaissance de leur valeur normative dans l’ordre juridique interne (CE Ass. 30 mai 1952, Dame Kirkwood) . Liant invocabilité et effet direct, le juge administratif examine en effet d’abord si la disposition litigieuse est d’effet direct avant de l’appliquer le cas échéant au litige. Malgré des tentatives de systématisation (voir notamment les conclusions du commissaire du gouvernement Ronny Abraham sur CE 22 sept. 1997, Mlle Cinar, RFDA 1998, p. 562 et s.), la question de l’effet direct d’une disposition conventionnelle est déterminée par le juge au cas par cas, article par article. L’arrêt ici commenté présente la particularité d’être un des rares, voire le seul, à se prononcer sur la question de l’invocabilité de l’article 4§5 de la Charte européenne de l’autonomie locale (B), confirmant en même temps celle de l’article 11 (A).
A. - La confirmation de l’invocabilité de l’article 11
L’application de l’article 11 de la Charte par le juge ne posait a priori pas de difficulté. En effet, si l’on reprend les deux « critères » qui fonderaient l’analyse de l’effet direct selon Ronny Abraham (préc.), à savoir que la disposition ne concerne pas que des rapports entre Etats et qu’elle soit « suffisamment précise, complète et inconditionnelle », l’article 11 semble parfaitement y répondre. Reconnaissant un droit de recours aux collectivités locales afin de protéger leur autonomie locale, il ne saurait concerner les simples relations entre Etats. Il apparaît par ailleurs suffisamment précis et inconditionnel pour s’appliquer en l’état, c’est-à-dire sans nécessiter une intervention du pouvoir normatif national. Le droit au recours étant très largement entre les mains du juge, l’article 11 ne peut qu’être considéré d’effet direct. A titre de comparaison, l’article 13 de laConvention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, qui protège le droit à un recours effectif, est considéré d’effet direct par la jurisprudence (par ex. CE 31 oct. 2008, Section française de l’OIT, n° 293785) . S’agissant plus particulièrement de l’article 11 de la Charte européenne de l’autonomie locale, le juge administratif a déjà eu l’occasion de se prononcer en faveur de son invocabilité (CAA Versailles – 2ème chambre - n° 09VE02684 - 1er avril 2010 - Commune de Clamart) .
Dans l’espèce en présence, les juges de première instance n’ont pas eu l’occasion dans leur jugement de se prononcer sur l’applicabilité de cette disposition de la Charte. La Cour administrative d’appel de Lyon ne précise pas expressément dans son arrêt le caractère invocable ou non de l’article en cause. Conformément aux conclusions de son rapporteur public, Mme Schmerber (que nous remercions pour leur aimable transmission), en acceptant d’examiner le moyen au fond, la Cour confirme toutefois implicitement cette invocabilité.
La question se posait davantage quant au sort de l’article 4§5 de la Charte, notamment du fait de la position des premiers juges.
B. - L’affirmation de l’invocabilité de l’article 4§5
Cette question de l’effet direct de l’article 4§5 est le principal point de désaccord entre les juges du Tribunal administratif et ceux de la Cour. En effet, comme le rappelle Mme Schmerber dans ses conclusions, les premiers juges ont considéré que les dispositions de la Charte n’étaient pas d’effet direct : la Commune de Bron ne pouvait donc s’en prévaloir à l’encontre de la loi de finances rectificative pour 2008.
Le Conseil d’Etat ne s’est à notre connaissance jamais prononcé sur la question de l’invocabilité de cet article. Une analyse de la disposition au regard des « critères » susvisés était donc nécessaire. Le premier ne posait pas de difficulté, la disposition ne concernant pas les relations d’Etat à Etat. Le second critère était sans doute davantage problématique encore qu’à l’analyse, les arguments en faveur de son invocabilité semblent l’emporter.
En effet, l’article 4§5 de la charte dispose qu’ « en cas de délégation des pouvoirs par une autorité centrale ou régionales, les collectivités locales doivent jouir, autant qu’il est possible, de la liberté d’adapter leur exercice aux conditions locales ». Ces dispositions ne présentent pas un caractère conditionnel quant à leur application. Les termes employés sont, dans leur majorité, précis quant à leur contenu juridique, qu’il s’agisse de la notion de « délégation », d’ « autorité centrale ou régionale », ou encore de « collectivités locales ». En revanche, les notions de liberté d’adaptation ou de « conditions locales » sont, elles, davantage imprécises. Pour autant, le juge n’exige pas une précision optimale, l’effet direct dépendant du degré de précision de la norme. Il semble donc ici que la norme soit « suffisamment précise » pour entraîner l’effet direct de l’article 4§5, ce que confirme l’arrêt. Les conclusions du rapporteur public sont muettes sur ce point, celles-ci se plaçant uniquement du point de vue de l’insertion dans l’ordre juridique interne dudit texte : une loi du 10 juillet 2006 ayant autorisé l’approbation de la Charte et ses instruments de ratification ayant été déposés, le texte international est opposable à la loi du 30 décembre 2008. Les juges de la Cour administrative d’appel ne sont pas plus explicites : ils acceptent là encore d’examiner le moyen au fond, n’admettant qu’implicitement l’effet direct de la disposition.
L’arrêt Commune de Bron n’opère donc pas de clarification de la notion d’effet direct, qui demeure soumise à l’analyse au cas par cas du juge, ce qui rend donc son appréhension ardue au regard de la multiplication des textes internationaux invocables par tout justiciable. En tout état de cause, la Commune de Bron voit reconnaître ses moyens comme étant recevables. Il reste que leur bien-fondé va être, lui, rejeté.
2. - L’application de la Charte par le juge : l’absence d’inconventionnalité
Une fois le moyen jugé recevable, il restait pour le juge à se prononcer sur son bien-fondé. La Cour administrative d’appel de Lyon va, sur la violation des deux dispositions invoquées, écarter les deux moyens. Les juges ont en effet considéré que le champ d’application de l’article 4§5 de la Charte européenne de l’autonomie locale devait s’apprécier strictement (A). Par ailleurs, ils considèrent que la validation opérée par le législateur n’est pas contraire au droit à un recours des collectivités locales (B).
A. - L’article 4§5 : un champ d’application d’interprétation stricte
Les juges de première instance n’avaient pas eu l’occasion de se prononcer sur le fond. La Cour administrative d’appel reconnaissant l’invocabilité du moyen d’inconventionnalité va toutefois l’écarter. En effet, le texte concerne le cas précis d’une délégation de pouvoir d’une autorité centrale ou régionale à une collectivité locale. Dans le cadre des relations entre Etat et collectivités locales, la délégation doit ici être entendue au sens de transfert de compétences : l’autorité qui se voit transférer une compétence l’exerce en son nom propre, le délégant n’endossant plus la responsabilité de ladite compétence. L’article 4§5 de la charte n’est donc susceptible que de s’appliquer en réalité, et en droit français, aux relations de décentralisation.
C’est la thèse défendue par le rapporteur public dans ses conclusions : dans le cadre de la réception des demandes et de la délivrance des cartes nationales d’identité et des passeports, les communes agissent au nom de l’Etat, qui conserve la compétence en matière d’état civil. Dès lors, comme le relève Mme Schmerber, « les collectivités concernées ne disposent d’aucun pouvoir de décision ». Elle conclut de ce fait au rejet de la requête sur ce motif. Elle sera suivie par la Cour qui va considérer que le litige ne porte pas « sur les conditions d’exercice de leurs missions par les collectivités locales en cas de délégation des pouvoirs par une autorité centrale ou régionale », et donc que l’article 4§5 n’est pas applicable en l’espèce. La Cour inaugure ainsi une interprétation relativement stricte de la notion de délégation, mais qui semble toutefois en adéquation avec la vision des autorités françaises sur la Charte européenne de l’autonomie locale : elle n’a vocation à s’appliquer qu’en matière de décentralisation, et ne saurait remettre en cause le caractère unitaire de l’Etat.
C’est également le pouvoir de l’Etat central qui est préservé s’agissant de la conventionnalité confirmée par le juge administratif de la validation législative.
B. - Une loi de validation validée par le juge
Malgré son utilité certaine, la pratique de la validation législative est toujours délicate, au regard tant du droit international, et notamment européen, que du droit constitutionnel. Les juridictions ont pourtant accepté un tel procédé tout en l’encadrant très strictement (Voir notamment CE Avis Ass. 5 déc. 1997, Ministre de l’Education nationale contre OGEC de Saint-Sauveur-le-Vicomte ; CEDH 28 oct. 1999, Zielinski et autres contre France, n° 024846/94, 34165/96 et 34173/96, LPA 2000, n° 0114, p. 21, note A. Boujeka ; C.C. n° 099-422 DC, 21 déc. 1999, cons.64, Cahiers du C.C. 2000, n° 08, p. 16 ; B. Mathieu, RFDA 2000, p. 289) . Au-delà de sa justification par un intérêt général suffisant, la pratique de la validation législative pose la question centrale de la préservation du droit au recours, impératif rappelé par l’ensemble des décisions précitées.
C’est justement l’objet de l’article 11 de la Charte européenne de l’autonomie locale que de protéger le droit au recours des collectivités locales en vue de la préservation de leur autonomie locale. Dès lors, l’argument de la Commune de Bron n’était pas dépourvu de fondement : en interdisant aux communes de se prévaloir de l’illégalité des décrets en cause, la loi de décembre 2008 portait atteinte à leur droit au recours. En réalité, il convient de considérer avec la Cour que la loi n’interdit pas tout recours, mais seulement aux collectivités de demander une indemnisation de leur préjudice sur le fondement de l’incompétence du pouvoir réglementaire. La Cour considère donc très justement que les communes sont parfaitement fondées à effectuer un tel recours mais en se prévalant d’un tout autre motif d’illégalité « tant interne qu’externe ». Elle écarte ainsi le motif d’inconventionnalité.
Dans la lignée des jurisprudences précitées, la Cour administrative d’appel de Lyon réaffirme ainsi la possibilité pour le législateur de limiter, et non d’interdire, dans une certaine mesure le droit à un recours dans le cadre d’une validation législative. Nul doute que l’intérêt de l’Etat y trouve son compte, mais cela ne devrait pas améliorer les relations, pour le moins tendues, entre l’Etat et les collectivités territoriales.