Les contentieux administratifs de demain

DOI : 10.35562/alyoda.9071

Résumé

Essayer de deviner l’avenir est toujours un exercice périlleux. Il l’est encore davantage s’agissant du contentieux administratif puisque ces règles juridictionnelles sont tributaires de la place de l’administration au sein de notre société qui est par définition difficilement prévisible. Néanmoins, le contentieux administratif pourrait « demain » de plus en plus se développer en dehors du prétoire. De même, si le juge administratif pourrait avoir à connaître de litiges similaires à ceux qui l’occupent aujourd’hui, d’autres pourraient disparaître, remplacés par de nouveaux.

Plan

Notes de l’auteur

Le style oral de l’intervention a été conservé

Texte

Je remercie la Clinique juridique de notre Université et la cour administrative d’appel de Lyon pour m’avoir invité à cette belle conférence inaugurale. Je remercie surtout Leana Clerc et Sofia le Helloco, ainsi que les étudiants, pour l’organisation de ce colloque ; votre énergie est impressionnante. Je ne sais par contre pas s’il faut vous remercier pour le sujet délicat que vous nous avez confié avec B. Savouré, qui est rapporteur public à la CAA de Lyon.

« Les contentieux administratifs de demain ». Voici un sujet qui ne nous invite rien de moins qu’à devoir imaginer l’avenir, sinon à le prédire. C’est un exercice périlleux que celui d’endosser les habits de Madame Irma, et notamment en matière juridique ! On ne compte plus les oracles juridiques qui se sont trompé. Ayons ainsi une pensée pour le professeur René Savatier qui prédisait après-guerre la fin du droit privé à cause de sa « publicisation » excessive1. Les juristes ne disent donc pas toujours correctement la bonne aventure… Et c’est d’autant plus le cas des spécialistes de contentieux administratif. Ainsi de Maurice Hauriou qui, après l’arrêt Boussuge de 19122, prédisait la fin du recours pour excès de pouvoir, ce recours tendant à l’annulation d’un acte administratif qu’il qualifiait de « pièce de musée, de merveille de l’archéologie juridique »3. Pourtant, si le recours pour excès de pouvoir a changé depuis 1912, il existe toujours – certes peut-être plus pour longtemps ; mais cela fait plus de cent ans que nous prédisons sa disparition.

Mais ces erreurs des pythies du contentieux administratif ne sont pas étonnantes : le droit administratif et son contentieux sont en fait difficilement prévisibles, et ce à cause de leurs conditions d’existence. En effet, la définition et l’étendue du droit administratif sont directement tributaires de l’importance du rôle que tient l’administration dans une société ; à une époque donnée. Or, le rôle de l’administration varie lui-même en fonction des opinions politiques en vogue, ou des besoins publics auxquels doit faire face la société à un « instant T », à cause d’évènements particuliers parfois imprévisibles – un président de la République pourrait s’exclamer : « qui aurait pu prédire ? » ! Par exemple, il est bien connu que les conditions du développement de l’État providence, interventionniste, se sont mises en place durant la première guerre mondiale, à une époque où l’État dû lui-même assurer des besoins essentiels et massifs. Autre exemple, inverse cette fois-ci : alors que l’on assistait à une résorption de l’État-providence depuis les années 1980 et la révolution néolibérale, qui allait jusqu’à limer l’exorbitance du droit administratif, la crise impromptue du covid et son ballet de mesures coercitives ont indéniablement marqué le grand retour de l’administration. Et ce retour au premier plan devrait être confirmé par la lutte contre le réchauffement climatique.

Or, le contentieux administratif, c’est-à-dire les litiges qui surviennent avec l’administration, qui sont régis par le droit administratif et résolus notamment par le juge administratif, n’est que le reflet pathologique de l’activité administrative4. Si l’administration agit beaucoup dans un domaine particulier – par exemple les impôts –, alors naturellement cette action charriera beaucoup de contentieux. En outre, le contentieux administratif est aussi le miroir des faiblesses et des dysfonctionnements de l’administration. Moins l’administration fonctionne bien, plus il y aura de litiges. Ainsi aujourd’hui de litiges mettant par exemple en cause la responsabilité hôpitaux publics. Bref, réfléchir sur les « contentieux administratifs de demain » nous invite rien de moins en creux qu’à essayer de deviner les évolutions de l’administration et de son rôle, ainsi qu’à analyser les dysfonctionnements de l’administration. Vaste programme… On a connu tâche plus simple. Il y a donc de grandes chances que d’ici quelques années, certains d’entre vous – s’ils pensent encore à cette conférence ; ce qui n’est certes pas sûr – se disent que nous nous étions tous les deux bien trompés.

Nous aurions sans doute trouvé plus confortable de traiter des « contentieux administratif du passé ». Il nous aurait alors suffit de tourner les pages jaunies du Recueil Lebon pour découvrir, par exemple, le contentieux des prises maritimes, qui avait notamment pour objet de déterminer les propriétaires des navires capturés pendant une bataille navale. Mais période de paix oblige, le « Conseil des prises » ne siège plus depuis 1965. Nous aurions aussi pu évoquer le contentieux des objecteurs de conscience, ces « jeunes gens », comme le dit le code du service national, qui devaient accomplir leur service militaire mais qui, « pour des motifs de conscience », se déclaraient opposés à l’usage personnel des armes et s’acquittaient ainsi de leurs obligations dans un service civil.

Mais nous devons nous tourner résolument vers l’avenir et nous interroger sur « les contentieux administratifs de demain », suivant l’intitulé que vous nous avez préparé et qui s’inspire sans doute du nom du décret du 2 novembre 2016 sur la « justice administrative de demain » – en termes marketing, le décret « JADE »5. Cela implique que nous pratiquions l’art divinatoire à deux niveaux différents. En premier lieu, nous devons donc nous interroger sur « les » contentieux administratifs de demain, c’est-à-dire les sujets, les thèmes divers et variés, que le juge administratif – mais pas seulement – pourrait avoir à connaître à l’avenir.

Mais en second lieu, nous devons aussi nous pencher sur « le » contentieux administratif, c’est-à-dire les règles qui entourent le procès administratif et qui pourraient évoluer dans le futur6. Est-ce que le recours pour excès de pouvoir existera encore ? Est-ce que ChatGPT rédigera lui-même les jugements ou les requêtes des parties ? Est-ce que les audiences se tiendront avec des hologrammes ? Est-ce que les magistrats administratifs seront drapés de robes et prêteront serment ?

La variété des contentieux administratifs de demain

Commençons donc dans un premier temps par analyser « les » contentieux administratifs de demain, c’est-à-dire les catégories de litiges administratifs dont le juge administratif pourrait être saisi dans le futur. Encore que nos prévisions ne doivent pas concerner exclusivement les contentieux qui seront tranchés par le juge administratif : ils doivent aussi s’intéresser aux litiges administratifs qui seront résolus en dehors du prétoire du juge administratif.

Les contentieux tranchés hors du prétoire du juge administratif

En évoquant les litiges administratifs qui seront résolus en dehors du prétoire du juge, nous pensons ici aux fameux modes alternatifs de règlement des différends, qui ont le vent en poupe et qui regroupent trois grandes familles. Premièrement, la transaction qui permet aux parties à un litige de rechercher entre elles une solution amiable et contractuelle à leur litige7. En effet, comme l’a écrit Balzac, repris depuis par de nombreuses séries américaines, « un mauvais arrangement vaut mieux qu’un bon procès »8. Deuxièmement, la médiation qui constitue un « processus structuré par lequel deux ou plusieurs parties tentent de parvenir à un accord » pour résoudre à l’amiable leur litige « avec l’aide d’un tiers choisi par elles »9. Troisièmement, l’arbitrage, qui est en principe interdit pour les personnes publiques, et qui est une justice privée, d’origine contractuelle, par laquelle le juge – l’arbitre – va trancher un litige au nom des parties qui ont compromis.

Ces modes alternatifs de règlement des différends, qui sont aussi vieux que le monde, présentent l’avantage de permettre une résolution confidentielle des litiges – cela peut être utile – ; souple puisque les règles juridiques – parfois réputées trop contraignantes – ne sont pas les seules à être mobilisées ; éventuellement rapide – si tout se passe bien –, voire – mais c’est plus aléatoire – économique. D’un point de vue plus gestionnaire, ces modes alternatifs de règlement des différends ont de longue date été identifiés comme un moyen de désengorger le prétoire des juridictions administratives qui est aujourd’hui encombré, ce qui pose une série de problèmes. Le juge administratif doit effectivement statuer dans un délai « raisonnable », mais à moyen budgétaire constant. C’est la raison pour laquelle cette externalisation du service public de la justice que constituent les modes alternatifs de règlement des différends a été encouragée dans la sphère administrative depuis la fin des années quatre-vingt10. Dernièrement, la loi de novembre 2016 « Justice du XXIe siècle » a donné un coup de fouet au développement de ces modes alternatifs11. On voit ainsi germer de nombreuses médiations administratives, encouragées par des protocoles conclus entre les juridictions administratives locales et les barreaux d’avocats. De même, toute une jurisprudence pour le moins complexe relative à l’arbitrage administratif est en train de se constituer. Ces modes alternatifs de règlement des différends s’épanouissent tout particulièrement dans les litiges de responsabilité administrative contractuelle et extracontractuelle. Compte tenu de leur objet pécuniaire, la négociation y est effectivement plus aisée. Inversement, les contentieux de la légalité, qui n’est pas censée se négocier, devraient les exclure. Mais on les y trouve de plus en plus12. À l’avenir, ces MARD continueront peut-être à se développer. Mais soyons prudent : il s’agit ici d’une révolution culturelle : ces outils, très fréquent chez nos cousins anglo-saxons, font effectivement la part belle à la négociation, au consensus, alors que l’image d’֤Épinal conduit à décrire la France comme le pays du commandement et de la contestation. Dès lors, le citoyen pourrait continuer à saisir le juge administratif.

Les contentieux tranchés dans le prétoire du juge administratif

Voyons donc à présent « les » contentieux administratifs que le juge administratif pourrait bientôt avoir à trancher. Mais avant d’envisager demain, commençons par cartographier rapidement les contentieux administratifs d’aujourd’hui qui sont aussi riches que variés. Sans surprise, arrive statistiquement13 en tête le – ou plutôt les – contentieux des étrangers, c’est-à-dire principalement les litiges relatifs à l’entrée des ressortissants étrangers en France, à leur séjour, ou à leur éloignement forcé. Vient ensuite le contentieux de la fonction publique qui concerne les litiges relatifs à la carrière d’un agent public : cela va de la décision relative à une prime ou à sa rémunération et aux sanctions qui peuvent lui être infligées. On y trouve aussi le contentieux fiscal, c’est-à-dire les contestations par les contribuables des impôts dont ils sont débiteurs – la TVA ; l’impôt sur le revenu ; l’impôt sur les sociétés, etc. Il y a également les litiges relatifs aux prestations sociales, et notamment le RSA, les APL, l’inscription sur la liste des demandeurs d’emploi, le droit au logement opposable – le DALO.

Enfin, pêle-mêle, des litiges en matière d’urbanisme relatifs par exemple aux permis de construire. On peut également et plus largement y ajouter le contentieux de la police administrative, générale ou spéciale, qui englobe toutes les mesures restreignant les libertés publiques pour des motifs d’ordre public comme, par exemple, le contentieux passionnant des retraits de points du permis de conduire. Mais aussi plus généralement tous les litiges relatifs aux mesures qui encadrent l’exercice des libertés publiques – liberté de manifestation ; liberté religieuse, droit de propriété, etc. Ou encore les contentieux environnementaux, comme celui des installations classées pour la protection de l’environnement qui autorisent l’ouverture d’usines. N’oublions pas non plus que le juge administratif est aussi compétent pour la plupart des litiges relatifs aux propriétés publiques, aux contrats administratifs ainsi qu’à la responsabilité extracontractuelle de l’administration.

Et demain alors, quels seront ces grands équilibres ? Certains contentieux diminueront peut-être. Ainsi du contentieux de l’urbanisme où le juge est devenu le régularisateur des permis de construire, et ce pour encourager la construction. Car quand la construction va… tout va ! Ainsi aussi peut-être du contentieux de la fonction publique avec la tendance lourde depuis une vingtaine d’années de banaliser le statut du fonctionnaire, ce qui interrogera peut-être un jour l’existence même du statut du fonctionnaire – et donc son contentieux.

Inversement, puisque les ethnologues nous expliquent que l’existence de l’impôt est consubstantielle à l’organisation de sociétés humaines sédentaires, il y a fort à parier que le contentieux fiscal demeurera. L’accroissement des inégalités dans nos sociétés devrait aussi malheureusement conduire les contentieux sociaux à demeurer stables. De même, le contentieux de la responsabilité administrative devrait prospérer, d’abord à cause du dysfonctionnement structurel de certains services publics paupérisés ; ensuite avec la tendance contemporaine des citoyens de voir dans l’État l’assureur en dernier ressort de tous les dommages et tous les risques existants. Surtout, et sans prendre de grand risque compte tenu de l’actualité et des bouleversements planétaires en cours, il est fort probable que le contentieux des étrangers demeure le principal contentieux tranché par le juge administratif. Espérons simplement que certains contentieux absurdes disparaissent – par exemple le contentieux de la prise de rendez-vous en préfecture.

D’ailleurs, aborder le contentieux des étrangers est aussi l’occasion de souligner que « les » contentieux de demain concerneront aussi les juridictions administratives spécialisées, cette trentaine de tribunaux créés pour connaître de litiges spéciaux, suivant des règles spéciales. Ainsi, et malgré les projets de réforme, la Cour nationale du droit d’asile devrait continuer d’être la juridiction administrative la plus occupée de France. Autre juge administratif spécial, il se pourrait que la réforme il y a an de la responsabilité financière des gestionnaires publics – les comptables publics et les ordonnateurs – élève sensiblement le nombre de ces contestations devant la Cour des comptes14. Mais cela, seul l’avenir nous le dira15

Je vais à présent laisser Bertrand Savouré exposer les contentieux de l’après-demain et « le » contentieux administratif de demain (II.16).

Notes

1 Du droit civil au droit privé, 2e éd., LGDJ, 1950. Cet ouvrage donna lieu à une controverse célèbre avec Ch. Eisenmann (« Droit public, droit privé », RDP 1952, p. 903). Sur ce sujet : J. Ghestin, « Droit public, droit privé. Institutions publiques, institutions privées. Le point de vue d’un privatiste », in P. Amselek (dir.), La pensée de Charles Eisenmann, Economica, 1986, p. 157. Retour au texte

2 CE, 29 nov. 1912, n° 45893, Lebon p. 112. Retour au texte

3 M. Hauriou, note sous CE, 29 nov. 1912, Boussuge e. a., S., 1914, III, p. 33. Retour au texte

4 Par analogie avec J. Carbonnier, Flexible droit. Pour une sociologie du droit sans rigueur, 10e éd., LGDJ, 2001, p. 23. Retour au texte

5 Décret n° 2016-1480 du 2 nov. 2016 portant modification du code de justice administrative. Retour au texte

6 V. la contribution de B. Savouré dans cette revue. Retour au texte

7 Art. 2044 C. Civ. ; L. 423-1 et s. CRPA. Retour au texte

8 H. de Balzac, Œuvres complètes, Michel Lévy Frères, 1869, t. 7, p. 736 [in Illusions perdues]. Retour au texte

9 L. 213-1 et s. CJA. Retour au texte

10 Par ex. : art. 13 de la loi n° 87-1127 du 31 déc. 1987 portant réforme du contentieux administratif. Retour au texte

11 Art. 4 et s. loi n° 2016-1547 du 18 nov. 2016 de modernisation de la justice du XXIe siècle. Retour au texte

12 Par ex. : L. 600-8 C. Urb. ; CE, 5 juin 2019, Centre hospitalier de Sedan, n° 412732, Lebon T. p. 800. Retour au texte

13 Conseil d’État, Rapport public. Activité juridictionnelle et consultative des juridictions administratives en 2021, La Doc. française, 2022, pp. 35 et s. Retour au texte

14 Ord. n° 2022-408 du 23 mars 2022 relative au régime de responsabilité financière des gestionnaires publics. Retour au texte

15 Piurr le premier arrêt l’appliquant : C. Comptes, 11 mai 2023, Sté Alpexpo, n° S-2023-0604 ; C. Comptes, 31 mai 2023, Cne d’Ajaccio, n° S-2023-0667. Retour au texte

16 V. la contrib. de B. Savouré dans ce dossier. Retour au texte

Citer cet article

Référence électronique

Cédric Meurant, « Les contentieux administratifs de demain », revue Alyoda [En ligne], HS 2 | 2023, mis en ligne le 04 juillet 2023, consulté le 17 juillet 2025. URL : https://alyoda.eu/index.php?id=9071

Auteur

Cédric Meurant

Maître de conférences en droit public, Université Jean Moulin-Lyon

3, Institut d’études administratives (Équipe de droit public de Lyon, EA 666)

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