Les contentieux administratifs de demain

DOI : 10.35562/alyoda.9072

Résumé

Les contentieux administratifs de demain seront essentiellement les mêmes qu’aujourd’hui. Cependant, les évolutions de la société ne sont pas sans incidence sur l’activité du juge et peuvent provoquer le développement de contentieux existants voire en faire émerger de nouveau. Le contentieux administratif de demain sera aussi marquée par la question toujours d’actualité de la distinction entre recours pour excès de pouvoir et plein contentieux.

Texte

Bonjour à tous, j’adresse moi aussi mes remerciements aux organisateurs de ce colloque et en particulier à Leana Clerc et Sofia Le Helloco.

Comme l’a dit Cédric Meurant, le sujet de l’intervention est particulièrement délicat car il met l’intervenant dans une position similaire à celle de ces économistes à qui l’on demande en début d’année sur les plateaux TV quelle sera l’évolution de la croissance au cours de l’année à venir.

Sans refaire tout le panorama qu’il a dressé, on peut effectivement commencer par dire que pour une large part, le contentieux de demain sera le même que celui d’hier et d’aujourd’hui. D’après Benjamin Franklin, deux choses sont certaines dans le monde : la mort et les taxes. On devrait donc toujours avoir du contentieux fiscal et du contentieux funéraire. Tant qu’il y aura des constructions, il y aura du droit de l’urbanisme. Tant qu’il y aura des écoles, des hôpitaux et des stations d’épuration, il y aura du contentieux des marchés publics.

Néanmoins, le contentieux n’est pas non plus figé et le sujet de l’intervention a l’avantage de permettre de faire travailler assez librement l’imagination. Certaines évolutions contemporaines paraissent ainsi comporter un potentiel intéressant en contentieux.

J’en ai sélectionné trois : l’environnement, le numérique et les libertés publiques.

En ce qui concerne l’environnement d’abord, on ne peut pas dire que ce contentieux ait augmenté considérablement en masse, mais de nouveaux contentieux à fort impact médiatique apparaissent et cela va vraisemblablement continuer.

Dans un jugement particulièrement remarqué et qui a été mis en avant par les politiques notamment pendant la campagne présidentielle, le TA de Paris a ainsi condamné l’État pour ne pas avoir respecté les objectifs environnementaux qu’il s’est lui-même fixés tant sur le plan interne que sur le plan de ses engagements internationaux et a relevé que cette carence a contribué à ce que l’objectif de réduction des émissions de gaz à effet de serre ne soit pas atteint. (TA Paris 3, février 2021, association Oxfam France et autres).

Un arrêt récent de la CAA de Lyon a eu à statuer sur une problématique approchante en jugeant que l’État avait commis une faute tenant à l’insuffisance des mesures adoptées pour permettre que les périodes de dépassement des valeurs limites de concentration de polluants dans l’atmosphère de l’agglomération lyonnaise soient les plus courtes possibles. Le litige concernait un enfant atteint d’affections respiratoires. La cour a cependant rejeté la requête sur le terrain du lien de causalité en estimant que la situation médicale de l’intéressé ne se distinguait pas de celle de la majorité des enfants du même âge, indépendamment de leur lieu de résidence. En outre, l’apparition de ces épisodes essentiellement en période hivernale, permettait de leur attribuer une origine virale, sans qu’un lien ne puisse être établi avec les dépassements des valeurs limites de concentration de polluants (CAA, Lyon, 15 février 2023, n° 19LY04397).

Dans un autre arrêt très récent, la cour a annulé un arrêté du préfet de la Haute-Savoie qui autorisait l'abattage indiscriminé de bouquetins des Alpes sans dépistage préalable de leur infection par la brucellose (CAA Lyon, 3ème chambre, 15 février 2023, n° 21LY02822)

Sur un autre terrain, on peut aussi s’intéresser au mouvement de reconnaissance de la personnalité morale à des espaces naturels. Certains pays tels que l’Équateur ou la Nouvelle-Zélande sont actuellement en train de reconnaître de véritables droits aux fleuves, aux montagnes ou aux forêts.

Reconnaître la personnalité juridique à la nature est historiquement étranger à notre tradition juridique voire philosophique mais il y a un véritable foisonnement intellectuel à ce sujet et c’est un mouvement qui prend de l’ampleur.

A n’en pas douter, les conséquences au contentieux seraient intéressantes. Si on reconnaît la personnalité juridique à des espaces naturels, la question se pose de qui les représente, notamment devant le juge. On pourrait imaginer des assemblées locales élisant un conseil d’administration et par conséquent un développement du contentieux électoral et du contentieux des collectivités territoriales en lien avec cette évolution.

De même, par exemple, on pourrait imaginer que lorsqu’un projet d’urbanisme se situe dans un espace naturel doté de la personnalité morale, cette personne serait appelée en cause par le juge et amenée à présenter ses observations. Une telle évolution appellerait immanquablement un cadrage jurisprudentiel de ces nouveautés.

Le développement du numérique donne aussi lieu à certaines potentialités contentieuses. Ainsi, dans le cadre de l’usage du droit de communication, l’article L. 311-3-1 du code des relations avec l’administration, issu de la loi du 7 octobre 2016 pour une République numérique, a institué la règle suivant laquelle une décision individuelle prise sur le fondement d'un traitement algorithmique comporte une mention explicite en informant l'intéressé. Les règles définissant ce traitement ainsi que les principales caractéristiques de sa mise en œuvre sont communiquées par l'administration à l'intéressé s'il en fait la demande.

Pour l’application de Parcoursup, dont l’algorithme national est communicable, le Conseil d’État a jugé que, dans le cadre de la procédure locale, l’algorithme utilisé par l’établissement n’était communicable qu’aux seuls candidats, pour les seules informations relatives aux critères et modalités d'examen de leur candidature. Le Conseil d’État a ainsi refusé une demande de communication de l’ensemble de l’algorithme à un syndicat étudiant. (CE, 12 juin 2019, Université des Antilles).

Il a aussi été récemment jugé que les prises de position exprimées par les services dans une « foire aux questions » mise en ligne sur le site internet d’un ministère sont, en l’espèce et eu égard à leur teneur, susceptibles de faire l’objet de recours pour excès de pouvoir. (CE, 3 février 2023, Mme Clark, n° 451052, B.)

Plus globalement, on voit apparaitre un certain nombre de contentieux mettant en œuvre la protection des données, dans le cadre du règlement européen RGPD.

Ainsi, pas plus tard que lors de l’audience de ce matin, nous avons fait usage des dispositions du code de sécurité intérieure issue du RGPD qui prévoit qu’aucune décision produisant des effets juridiques à l'égard d'une personne ou l'affectant de manière significative ne peut être prise sur le seul fondement d'un traitement automatisé de données destiné à prévoir ou à évaluer certains aspects personnels relatifs à la personne concernée.

L’application de ce règlement peut parfois donner lieu à des appréciations délicates sur la question de savoir si la décision a été prise sur le seul fondement d’un traitement automatisé où s’il y a eu par ailleurs une instruction humaine de la décision.

On peut raisonnablement s’attendre à une extension de ce contentieux et on peut déjà observer un certain foisonnement jurisprudentiel sur l’utilisation d’algorithmes.

Enfin, sur le plan des libertés publiques, on peut observer un rôle accru du juge dans le cadre d’une société de plus en plus fragmentée.

Ceci se traduit par un accroissement de l’arsenal des mesures de police pouvant potentiellement restreindre les libertés, ce qui implique en miroir une intervention renforcée du juge en vue de préserver l’état de droit, notamment dans le cadre du référé liberté dont l’usage tend à s’accroître.

Ainsi, on peut voir un développement du contentieux des interdictions de stade.

On peut aussi observer le développement des mesures individuelles de contrôle administratif et de surveillance telles que l’obligation de personnes suspectées de radicalisation, se présenter quotidiennement au commissariat de police de la commune (CAA Lyon, 21 janvier 2021, Ministre de l’intérieur c/ M. Belhafsi).

Au niveau gouvernemental, la période récente montre un nombre assez important de dissolution d’associations, en application de l’article L. 212-1 du code de la sécurité intérieure (une dizaine de décisions du Conseil d’État depuis 2020).

Le contentieux a été aussi particulièrement abondant au niveau du Conseil d’État jugeant comme juge du référé liberté au moment des restrictions sanitaires liées au Covid.

* * *

Sur un plan plus technique, on peut aussi s’attendre à de nouveaux rapprochements du recours pour excès de pouvoir vers le plein contentieux. Car si comme l’a rappelé Cédric Meurant, la mort du recours pour excès de pouvoir a de longue date été annoncée, il bouge encore mais est appelé à évoluer.

Rappelons qu’une des spécificités les plus importantes du contentieux administratif tient à ce que le juge doit connaître de décisions affectées de ce qu’on appelle le privilège du préalable : contrairement au droit privé, les décisions de l’administration sont contraignantes et applicables même sans décision de justice. Un permis de construire, un arrêté réglementant la circulation, un avis d’imposition, toutes ces décisions sont contraignantes du simple fait qu’elles ont été édictées par l’administration. C’est une manifestation du pouvoir exécutif.

Le juge administratif, lorsqu’il est saisi, va donc contrôler a posteriori ces décisions et éventuellement les annuler si elles sont illégales mais tant qu’elles n’ont pas été annulées ou à tout le moins suspendues dans le cadre d’une instance de référé, elles sont en principe applicables.

Pour les plus avancés dans les études d’entre vous, vous savez qu’on divise classiquement le contentieux administratif en deux catégories : l’excès de pouvoir et le plein contentieux.

Le recours pour excès de pouvoir est en principe le recours de droit commun. C’est un recours dirigé contre un acte de l’administration dont on va examiner la légalité en fonction de différents « cas d’ouverture » : vice de forme ou de procédure, erreur de droit, erreur d’appréciation, etc…

Historiquement, lorsque le juge administratif statue comme juge de l’excès de pouvoir, la règle veut que le juge statue en appréciant les faits et le droit en se plaçant à la date de la décision attaquée. Son seul pouvoir si la décision était illégale était d’annuler la décision, c’est-à-dire la sortir rétroactivement de l’ordre juridique.

Par exception, le juge administratif peut aussi être juge du « plein contentieux ». Comme le troisième groupe pour la conjugaison des verbes, c’est en réalité une catégorie un peu fourre-tout mais qui repose globalement sur l’idée que le juge va, de façon plus ou moins intense suivant les contentieux, être en mesure de prendre la place de l’administration dans son pouvoir décisoire et non se borner à annuler une décision. La caractéristique la plus communément admise comme distinguant le plein contentieux de l’excès de pouvoir tient à ce que le juge se place en principe au jour où il statue et non au jour de l’édiction de la décision.

Il existe cependant un mouvement de longue date tenant à ce que le contentieux de l’excès de pouvoir se rapproche du plein contentieux. Ainsi, la loi du 8 février 1995 a institué le pouvoir d’injonction du juge, qui ne se contente depuis lors plus d’annuler la décision mais également de dire explicitement à l’administration quelles conséquences elle doit tirer de cette annulation.

Les motifs qui ont conduit à l’annulation de la décision ont en effet une incidence sur la mesure d’injonction à prendre. Par exemple, si le juge annule une décision pour un vice de forme, il n’enjoindra en principe à l’administration que de réexaminer la situation. En revanche, s’il estime que l’administration a mal apprécié la situation, il peut enjoindre à l’administration de prendre une décision dans un sens déterminé.

Tirant les conséquences de cela, il a été jugé que lorsque le requérant choisit de présenter, outre des conclusions à fin d'annulation, des conclusions à fin d'injonction tendant à ce que le juge enjoigne à l'autorité administrative de prendre une décision dans un sens déterminé, il incombe au juge de l'excès de pouvoir d'examiner prioritairement les moyens qui seraient de nature, étant fondés, à justifier le prononcé de l'injonction demandée. (CE section 21, décembre 2018, Société Eden).

De même, en urbanisme, le juge statue en principe comme juge de l’excès de pouvoir mais le législateur lui a conféré un arsenal de mesures de régularisation qui l’amène pratiquement à poursuivre au contentieux l’instruction du permis de construire. Il s’agit là d’éviter de multiplier les annulations successives qui entrainaient un certain nombre de désagrément et en particulier le fait qu’une fois annulé, un nouveau permis était déposé puis délivré mais une nouvelle illégalité apparaissait et donnait lieu à une nouvelle annulation par le juge, retardant ainsi la mise en œuvre d’une construction dans des conditions faisant obstacle à ce que la vie économique suive normalement son cours.

On voit donc une tendance à accroitre l’interventionnisme du juge y compris dans le cadre de l’excès de pouvoir, dans le but de lui permettre, voire de le contraindre à vider le litige et ne pas le laisser en suspens avec une annulation qui ne donnait pas toujours beaucoup d’indications sur la suite.

Par ailleurs, les pouvoirs de contrôle du juge de l’excès de pouvoir ont tendance à s’étendre, avec le passage de certains contentieux du contrôle restreint au contrôle normal (v. par exemple en matière de contentieux disciplinaire des fonctionnaires, CE Assemblée, 13 novembre, 2013, Dahan)

Outre ce mouvement de rapprochement, il y a également une tendance à faire basculer des contentieux de l’excès de pouvoir vers le plein contentieux. Ainsi, le contentieux des sanctions administratives a basculé de l’excès de pouvoir vers le plein contentieux (CE assemblée, 16 février 2009, société Atom).

Dans le futur, on peut donc anticiper une poursuite de ce mouvement. L’arlésienne est notamment constituée du débat récurrent sur un éventuel passage du contentieux des étrangers en plein contentieux.

Actuellement, ce contentieux relève de l’excès de pouvoir ce qui fait que le juge apprécie la situation de l’étranger à la date de la décision attaquée. Certes, il s’agit d’un contentieux qui est la plupart du temps urgent, ce qui limite les inconvénients en première instance, mais le taux d’appel est très important ce qui fait qu’en cour, il est fréquent de juger des arrêtés d’OQTF ayant plus d’un an, par exemple.

Il peut donc parfois être inconfortable de juger la situation d’une personne à une date où celle-ci a pu évoluer et un passage au plein contentieux peut donc paraître séduisant.

Mais cette idée pose aussi un certain nombre de problèmes. En effet, l’administration dispose d’un large pouvoir d’appréciation et est chargée de mettre en œuvre une politique migratoire décidée par les pouvoirs publics, au sujet de laquelle le juge qui doit en principe prendre une certaine distance pour se concentrer sur la vérification de la légalité de sa mise en œuvre. Il est donc délicat pour le juge de se substituer à l’administration dans ce contentieux.

En outre, les décisions prises en la matière sont souvent précédées d’une procédure administrative gérée par des services administratifs que le juge ne peut prendre en charge comme la saisine du collège des médecins de l’OFII pour les demandes de titre étrangers malade par exemple.

Enfin, dès lors que l’écoulement du temps est un critère important pour l’appréciation de la vie privée et familiale, on pourrait craindre des manœuvres dilatoires pour retarder le procès.

En définitive, s’il y a bel et bien un mouvement très net de rapprochement de l’excès de pouvoir et du plein contentieux qui se poursuit, cela ne veut pas dire pour autant que le recours pour excès de pouvoir va disparaître car il garde son atout principal qui est de maintenir de la part du juge une certaine distance vis-à-vis de l’acte d’administrer et de le poser essentiellement comme un juge de la légalité.

Un autre mouvement qui devrait se poursuivre et s’accentuer tient au recours accru aux procédures de référé, qui permettent d’obtenir un traitement rapide et en urgence de l’affaire, en particulier quand sont en causes les libertés publiques comme nous l’avons vu.

En définitive, les évolutions de la société amènent le citoyen à saisir le juge dans des domaines les plus variés qui peuvent aussi bien relever de grands principes et de grands enjeux contemporains que d’actes plus banaux de la vie quotidienne.

Ceci induit des exigences toujours accrues pour améliorer l’effectivité du recours au juge et mieux garantir ainsi le respect de l’état de droit. C’est cette tâche que nous nous employons à assumer au mieux.

Citer cet article

Référence électronique

Bertrand Savouré, « Les contentieux administratifs de demain », revue Alyoda [En ligne], HS 2 | 2023, mis en ligne le 04 juillet 2023, consulté le 17 juillet 2025. URL : https://alyoda.eu/index.php?id=9072

Auteur

Bertrand Savouré

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