Le jugement commenté du 23 décembre 2020 rendu par le tribunal administratif de Lyon fait droit aux prétentions indemnitaires présentées par une habitante de la place Bellecour du fait des différents préjudices qui résultent de l’installation et de l’exploitation d’une Grande Roue dont elle est riveraine. En effet, depuis l’hiver 2006, la commune de Lyon autorise l’installation de cette attraction sur son domaine public. La juridiction administrative engage la responsabilité sans faute pour rupture d’égalité devant les charges publiques de la commune de Lyon. Elle vérifie également l’existence des autres conditions permettant l’engagement de la responsabilité administrative d’une personne publique, à savoir un préjudice direct et certain, ainsi qu’un lien de causalité entre ce préjudice et le fait générateur.
L’affaire jugée le 23 décembre 2020 par le tribunal administratif de Lyon invite de prime abord à la prudence en ce qu’elle rappelle que la poursuite de l’intérêt général par l’autorité administrative peut causer des dommages importants à des victimes collatérales de cette action. Mais faut-il que l’administration les répare, quand bien même elle poursuivait un but des plus légitimes ? La finalité, aussi noble soit-elle, justifie-t-elle ces vicissitudes ?
Le jugement du tribunal administratif réaffirme que la responsabilité administrative de la commune de Lyon, n’est que la contrepartie des prérogatives de puissance publique dont elle dispose. À cet égard, sa responsabilité peut être engagée même en l’absence de faute. Cette décision de justice s’inscrit tout naturellement dans un mouvement de socialisation des risques. En effet, au moment où les sociétés modernes se complexifient, la socialisation des risques entend ne pas céder à la fatalité supportée par les administrés, et à mieux répondre à leurs exigences de sécurité, en étendant la couverture des risques assumés par la puissance publique, y compris lorsqu’aucune faute ne peut être imputée à cette dernière. L’équité impose que la charge de certains dommages n’incombe pas à la seule victime (Denoix de Saint Marc (R.), « Vers une socialisation raisonnée du risque », AJDA, 2005, p. 2201).
En l’espèce, une riveraine de la place Bellecour a saisi la juridiction administrative pour demander l’engagement de la responsabilité de la commune de Lyon, et l’indemnisation des divers préjudices dont elle se dit victime, du fait de l’installation d’une attraction foraine de type « Grande Roue » à proximité de chez elle. En effet, le maire de la commune de Lyon autorise, depuis plusieurs années, dans le cadre des festivités de fin d’année, l’installation et l’exploitation d’une Grande Roue sur le domaine public place Bellecour.
Le but d’intérêt général poursuivi est évidemment le développement économique. En effet, l’exploitation de l’attraction foraine génère une certaine attractivité touristique. De même, en raison de l’occupation privative du domaine public, les exploitants sont tenus de verser une redevance domaniale à l’affectataire : cette dernière constitue donc une ressource financière pour la commune de Lyon (Article L. 2125-1 du Code général de la propriété des personnes publiques) . Pour autant, la requérante estime que les préjudices professionnels, moraux et d’agrément qu’elle subit du fait du fonctionnement de cette Grande Roue, sont anormaux et spéciaux. Si le tribunal administratif de Lyon a fait droit aux prétentions de la requérante, il convient d’analyser le raisonnement juridique opéré par ce dernier, pour aboutir à la condamnation de la commune. À cet effet, la juridiction a identifié et appliqué un régime de responsabilité sans faute pour rupture d’égalité devant les charges publiques (I). Par la suite, le tribunal a apprécié strictement les conditions communes permettant d’engager la responsabilité administrative (II).
I. L’application d’un régime de responsabilité sans faute pour rupture d’égalité devant les charges publiques
La requérante soutenait que la responsabilité de la commune de Lyon devait être engagée, même en l’absence de faute de cette dernière, en raison de la rupture d’égalité devant les charges publiques qu’entraîne l’installation de la Grande Roue. De même, outre l’établissement du lien de causalité entre l’installation et les préjudices invoqués, la requérante rappelait que l’exploitation de l’attraction a été autorisée dans des conditions strictement identiques chaque année malgré les préconisations des décisions de justice rendues précédemment (v. notamment, C.A.A Lyon, 2 avril 2015, n° 14LY00178 confirmant l’engagement de la responsabilité sans faute de la commune de Lyon du fait de l’exploitation de la Grande Roue sur une période antérieure à l’hiver 2012) . À cet effet, le tribunal constate que depuis 2006, le maire de Lyon autorise les exploitants de l’attraction foraine à l’installer sur le domaine public, place Bellecour, pour une période de 100 jours par an. L’installation se situe à proximité de l’habitation principale de la requérante.
Or, la Grande Roue comporte un important dispositif lumineux (estimé par la presse locale à 600.000 ampoules), tout en bénéficiant d’une très large amplitude horaire (entre 12 heures et 13 heures par jour, sur la période d’exploitation).
Se fondant également sur un rapport d’expertise médicale, le tribunal estime que l’existence de différents symptômes dont souffre la requérante sont directement liés à l’attraction. Le symptôme principal est le vertige optocinétique, correspondant à une sensation erronée de déplacement des objets par rapport au sujet du fait d’un stimulus lumineux. Ce symptôme se décline par la suite, dans le cas de la requérante, en sensations de mal de mer, des aberrations d’origine sensorielle, ainsi qu’une fatigue qui réduit son efficacité personnelle et professionnelle et entraîne des difficultés relationnelles. Au regard de ces différents éléments, le tribunal administratif parvient à qualifier l’existence d’un préjudice anormal, c’est-à-dire un préjudice qui excède les inconvénients normaux que l’on peut habituellement attendre qu’un administré supporte compte tenu de l’intérêt général s’attachant à l’édiction d’une décision (ici l’autorisation d’installation).
Il estime ainsi que « les troubles subis ne sont pas comparables à ceux auxquels sont communément exposés les riverains des axes de circulation et outrepassent ceux qu’un riverain du domaine public doit normalement supporter ».
De même, le tribunal caractérise le préjudice spécial, dans la mesure où les symptômes de la requérante, ne peuvent être partagés que par un faible nombre de riverains, au regard de la configuration des lieux, la Grande Roue jouxtant les fenêtres de la requérante.
Ainsi, les conditions d’un préjudice à la fois anormal et spécial étant réunies, la formation de jugement en conclut qu’il est possible d’engager la responsabilité administrative de la commune de Lyon, même en l’absence de faute.
En effet, l’existence d’un préjudice anormal et spécial permet d’appliquer un régime de responsabilité sans faute pour rupture d’égalité devant les charges publiques. Plus spécifiquement, le régime applicable est celui concernant les dommages causés par les actes administratifs individuels légaux (C.E, 30 novembre 1923, Couitéas, n° 038284, Lebon p. 789; GAJA n° 038) . Si la jurisprudence Couitéas concerne le refus de concours de la force publique pour exécuter une décision de justice, elle a été transposée à d’autres décisions administratives légales (v. par exemple, C.E, Sect., 15 février 1961, Werquin, Lebon p. 118 ; C.E, Sect., 7 décembre 1979, Société Les fils de Henri Ramel, n° 013001, Lebon p. 457) . Or, la décision d’autorisation de l’installation de la Grande Roue sur le domaine public est bien un acte administratif individuel (Article L. 2122-1 du Code général de la propriété des personnes publiques) . La jurisprudence administrative est constante en la matière, le Conseil d’État ayant pu solenniser cette dernière en affirmant que « les mesures légalement prises, dans l'intérêt général, par les autorités administratives peuvent ouvrir droit à réparation sur le fondement du principe de l'égalité devant les charges publiques au profit des personnes qui, du fait de leur application, subissent un préjudice anormal, grave et spécial » (C.E, 4 octobre 2010, Commune de Saint-Sylvain d'Anjou, n° 310801, Lebon T. p. 912) . En l’espèce, il convient de présumer la légalité de cet acte, cette dernière n’étant pas examinée par le tribunal. De surcroît, quand bien même l’acte n’aurait pas été légal et serait donc de nature fautive (C.E, Sect., 26 janvier 1973, n° 084768, Lebon p. 78), il n’appartenait pas au tribunal administratif de relever d’office la responsabilité pour faute de la commune de Lyon (C.E, Sect., 24 juin 1961, Chevalier, Lebon p. 431) . Ainsi, seule la responsabilité sans faute de la commune pouvait être ici retenue. Si ce type de régime juridique permet d’engager plus facilement la responsabilité administrative d’une personne publique, notamment parce qu’elle ne requiert pas pour la victime de prouver l’existence d’une faute, il n’en demeure pas moins soumis aux principes généraux encadrant cette responsabilité. Or ces principes peuvent complexifier in fine l’indemnisation de la victime. Par conséquent, si la responsabilité sans faute est effectivement favorable aux victimes collatérales de l’action administrative, en ce qu’elle est dictée par un principe supérieur de justice, elle ne saurait occulter les fourches caudines inhérentes au contentieux de la responsabilité (II).
II. Une stricte appréciation des conditions tenant à l’engagement de la responsabilité de la commune de Lyon
Deux éléments étaient susceptibles de faire obstacle à l’engagement de la responsabilité de la commune de Lyon. C’est, tout d’abord, l’exigence pesant sur la requérante de démontrer l’existence de préjudices directs et certains (C.E, 21 février 2000, n° 195207) . La notion de préjudice direct recouvre l’idée selon laquelle ce dernier doit être une conséquence mécanique du fait générateur, ici l’installation de la Grande Roue. De même, l’exigence du caractère certain du préjudice implique qu’il soit avéré et non simplement éventuel.
Or, et c’est là toute la difficulté, la charge de la preuve repose entièrement sur la requérante, s’agissant de l’existence de préjudices directs et certains (pour un exemple, voir C.E, 21 décembre 2007, Région Limousin, n° 293260, Lebon p. 534) . Certes, parfois le juge administratif reconnaît des présomptions de préjudice (voir pour exemples C.E, 19 octobre 2007, n° 296529, Lebon T. p. 1071 ; C.E, 27 avril 2011, Consorts F., n° 314577), mais cela demeure plutôt rare.
Ainsi, le tribunal administratif de Lyon, s’appuyant pour ce faire sur la nomenclature Dintilhac, relève l’existence d’un préjudice moral correspondant aux souffrances que subit la requérante. De même, est caractérisé un préjudice d’agrément, correspondant aux troubles dans les conditions d’existence de la requérante. À cet effet, il est retenu par la juridiction administrative par la sensation de mal de mer, les aberrations sensorielles, l’état de fatigue de la requérante entraînant des difficultés relationnelles. Enfin, le préjudice de jouissance du bien dont est propriétaire la requérante est également mentionné, ce qui est assez logique, dans la mesure où l’usus est l’un des attributs essentiels du droit de propriété.
En revanche, s’agissant des autres préjudices, la formation de jugement a estimé qu’ils ne remplissaient pas les exigences liées aux caractères direct et certain. Ainsi, pour le préjudice tenant à l’incapacité de travailler de la requérante, le tribunal relève qu’aucune pièce au dossier ne permet de démontrer un quelconque lien avec le fonctionnement de la Grande Roue. Il en est de même pour le préjudice financier, car la production des avis d’impôts sur les revenus et d’une déclaration de revenus ne permettent pas d’établir un lien avec l’exploitation de l’attraction foraine.
Le second élément susceptible de faire entrave à l’engagement de la responsabilité administrative d’une personne publique, est le lien de causalité. Traditionnellement, le juge administratif fait application de la causalité adéquate (pour un exemple, v. C.E, Sect., 14 octobre 1966, n° 060783, Lebon p. 548), contrairement à son homologue judiciaire qui privilégie l’équivalence des conditions. La causalité adéquate emporte l’obligation pour le juge de ne rechercher que l’élément déterminant dans la production du dommage.
Si en l’espèce, le tribunal parvient à établir un lien de causalité entre l’effet rotatoire des lumières de la Grande Roue et les symptômes évoqués par la requérante, il vient limiter la temporalité susceptible d’ouvrir droit à indemnisation. En effet, dans la mesure où il n’est pas démontré que les symptômes subsistent après la période d’exploitation de la Grande Roue, la juridiction réduit à 100 jours par an, durée correspondant à la durée de l’exploitation, la possibilité d’indemnisation.
Un tel raisonnement permet d’être certain du lien entre les symptômes décrits et l’exploitation de la Grande Roue. De plus, quand bien même lesdits symptômes auraient perduré après l’installation de l’attraction, il aurait été difficile de démontrer que cette persistance avait un lien avec la Grande Roue. Ainsi, la causalité adéquate permet de circonscrire la période pouvant donner lieu à indemnisation. Le tribunal administratif précise par ailleurs, que les modalités de fonctionnement de l’attraction sont les mêmes pour chaque hiver, ce qui porte à 400 le nombre de jours pouvant être indemnisés.
Ainsi, au regard de l’ensemble de ces éléments, le tribunal administratif de Lyon condamne la commune de Lyon à verser à la requérante la somme de 12.000 euros, sur les 562 464 euros demandés par cette dernière. Preuve que la responsabilité sans faute ne repose pas sur un droit absolu à être indemnisé mais sur un « esprit de conciliation des parties » à l’instance (Conclusions Rivet sur C.E, 30 novembre 1923, Couitéas, in MONGOIN (D.) ; DE GAUDEMAR (H.), Les grandes conclusions de la jurisprudence administrative, LGDJ, 2015, p. 736).
Enfin, cette décision juridictionnelle est la première à reconnaître la responsabilité d’une personne publique du fait de l’installation et de l’exploitation d’une attraction foraine. Dès lors, de nombreux administrés pourraient à l’avenir, s’inscrire dans ce nouveau sillon pour demander à leur tour l’indemnisation de la puissance publique. Il conviendra par conséquent, de voir si le mouvement de socialisation des risques pourra encore s’étendre, ou si se développera une socialisation raisonnée, consciente que le coût supporté par la collectivité ne sera pas extensible à l’infini, et qui entamera une réflexion sur les rôles respectifs de la puissance publique et des assurances (DENOIX DE SAINT MARC (R.), « Vers une socialisation raisonnée du risque », op. cit).