Décision de justice

CAA Lyon, 5ème chambre – N° 19LY04138 – 03 novembre 2020 – C

Juridiction : CAA Lyon

Numéro de la décision : 19LY04138

Numéro Légifrance : CETATEXT000042499449

Date de la décision : 03 novembre 2020

Code de publication : C

Index

Mots-clés

OQTF, Exécution de l’obligation de quitter le territoire français, Suspension de la mesure d’éloignement, L.743-3 du CESEDA

Rubriques

Etrangers

Résumé

Cette affaire pose la question de la portée en cause d’appel, des dispositions de l’article L. 743-3 du code de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile (CESEDA), qui dispose : «  (…) Dans le cas où le droit de se maintenir sur le territoire a pris fin en application des 4° bis ou 7° de l'article L. 743-2, l'étranger peut demander au président du tribunal administratif ou au magistrat désigné statuant sur le recours formé en application de l'article L. 512-1 contre l'obligation de quitter le territoire français de suspendre l'exécution de la mesure d'éloignement jusqu'à l'expiration du délai de recours devant la Cour nationale du droit d'asile ou, si celle-ci est saisie, soit jusqu'à la date de la lecture en audience publique de la décision de la cour, soit, s'il est statué par ordonnance, jusqu'à la date de la notification de celle-ci. Le président du tribunal administratif ou le magistrat désigné à cette fin fait droit à la demande de l'étranger lorsque celui-ci présente des éléments sérieux de nature à justifier, au titre de sa demande d'asile, son maintien sur le territoire durant l'examen de son recours par la cour. ».

Cette procédure n’est ni une suspension, ni un sursis à exécution (SAE) classique (Cf. CAA Bordeaux, 29 juillet 2020, n° 19BX04216) .A la différence de ces deux procédures de référé ou de SAE, le terme de la suspension n’est pas la décision au fond du TA ou de la CAA mais celle de la CNDA si elle a été saisie ou l’expiration du délai pour la saisir dans le cas contraire. Ces conclusions peuvent être reprises en appel. Comment convient-il de traiter ces conclusions ?

Conformément à la lettre de l’article L. 743-3 du CESEDA, il y a lieu de distinguer selon que la CNDA a rendu un arrêt ou une ordonnance et de tenir compte, pour chaque cas, de la date à prendre en considération, respectivement la lecture publique ou la notification.

Dans le cas d'espèce dont la cour est saisie ici, le préfet produit l’arrêt de la CNDA ayant statué en formation collégiale (lecture publique). La cour constate ici un non-lieu à statuer et applique l’arrêt CAA Lyon N° 19LY04759 du 26 juin 2020, préfet de l’Ain .

335-01-03, Etrangers, Séjour des étrangers, Refus de séjour

 La neutralisation du droit au maintien sur le territoire d’un demandeur d’asile provenant d’un “pays sûr” à l’épreuve du juge administratif

Raphaël Maurel

Maître de conférences - Université de Bourgogne (CREDIMI – EA 7532, associé au CMH – EA 4232), juge assesseur nommé par le Conseil d'Etat à la CNDA*

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DOI : 10.35562/alyoda.6647

Par un arrêt du 3 novembre 2020, la cour administrative de Lyon a rejeté la requête d’un couple de requérants géorgiens débouté de sa demande d’asile, qui demandait la suspension de l’obligation de quitter le territoire français (OQTF) prononcée le 3 septembre 2019. Cette jurisprudence d’espèce applique d’abord le 7° de l’article L. 743-2 CESEDA, dans sa rédaction issue de la loi n° 2018-778 du 10 septembre 2018, qui prévoit que le requérant provenant d’un pays considéré comme « sûr » perd le droit de se maintenir sur le territoire français, quand bien même la Cour nationale du droit d’asile (CNDA) ne se serait pas encore prononcée définitivement sur son droit à l’asile. Le requérant n’a pas pu se prévaloir utilement de la suspension de l’exécution de la mesure d’éloignement ouverte par l’article L. 743-3 du même code jusqu’à l’expiration du délai de recours devant la CNDA, faute de décision du magistrat compétent dans ce délai. Appliquant tant bien que mal l’insatisfaisant droit en vigueur, cette décision interpelle en outre quant à la restriction des droits de certains demandeurs d’asile.

Les faits à l’origine de l’arrêt commenté sont extrêmement banals dans le paysage contentieux français. Un couple de requérants, de nationalité géorgienne, avait introduit une demande d’asile – c’est-à-dire d’octroi du statut de réfugié ou de la protection subsidiaire – auprès de l’Office français de protection des réfugiés et apatrides (OFPRA). Or, la décision du conseil d’administration de l’OFPRA du 9 octobre 2015 fixant la liste des pays d’origine sûrs prévoit, au regard de la directive 2013/21/UE du Parlement européen et du Conseil du 26 juin 2013 relative à des procédures communes pour l’octroi et le retrait de la protection internationale (spéc. l’article 37 et l’annexe I) et conformément à l’article L. 722-1 du CESEDA, que la Géorgie constitue l’un des 16 « pays d’origine sûrs », entraînant une accélération du traitement de la demande d’asile dans ce cas. À l’issue de cette procédure accélérée, l’OFPRA a rejeté les demandes respectives des requérants le 19 juillet 2019, avec notifications les 30 juillet et 6 août 2019 ; ces derniers contestent la décision du directeur général de l’OFPRA devant la CNDA, dans le délai prévu par l’article R. 733-7 du CESEDA. Le 3 septembre, ceux-ci font en parallèle l’objet d’une OQTF qu’ils contestent le 17 septembre devant le tribunal administratif (TA) de Grenoble. Le préfet de l’Isère a procédé au renouvellement de leur attestation de demandeurs d’asile le 29 septembre 2019, tandis que le TA rejette leur recours contre l’OQTF le 30 octobre. Le 12 novembre, les requérants contestent la décision du TA devant la cour administrative d’appel de Lyon (CAA) et demandent, à titre subsidiaire, la suspension de l’OQTF jusqu’à la décision de la CNDA, laquelle n’interviendra que le 10 mars 2020. Par l’arrêt commenté du 3 novembre 2020, la CAA tire notamment les conséquences de la décision de rejet de la CNDA en jugeant les conclusions relatives à la suspension de l’OQTF sans objet, et écarte leurs moyens.

Ces faits, on l’a dit classiques, révèlent une réalité du contentieux de l’asile et des étrangers : quel que soit le parcours personnel invoqué, mieux vaut ne pas provenir d’un pays mentionné – de manière fort contestable – dans la liste des « pays sûrs » au sens de l’article L. 722-1 du CESEDA. À l’issue de la loi du 10 septembre 2018, il existe même un risque de se voir éloigné, dans ce cas, avant même que la CNDA ne statue (I). Ce principe est accompagné d’une possibilité de suspension de la mesure d’éloignement dans l’attente de la décision finale de la CNDA. Celle-ci n’offre pourtant guère de perspectives aux requérants dans la mesure où le délai de traitement de cette requête suspensive n’est ni mentionné par la loi, ni interprété comme impliquant une certaine diligence par le juge administratif ; toutefois, le juge européen s’est attaché à neutraliser cette potentielle atteinte au droit au recours effectif, qui constituait déjà une bizarrerie procédurale (II) .

I – La neutralisation théorique du droit au maintien sur le territoire en cas de provenance d’un pays « sûr »

Le cœur du problème posé par l’arrêt du 3 novembre 2011 réside dans la provenance des demandeurs : la Géorgie.

L’existence d’une liste de pays « sûrs », établie par le conseil d’administration de l’OFPRA, n’est pas nouvelle, bien que les conséquences attachées à la provenance de l’un de ces pays, dans le cadre d’une demande d’asile, ont sensiblement évolué à l’occasion de la réforme du 10 septembre 2018.

L’introduction de cette liste en droit positif du fait du droit de l’Union européenne – le Conseil d’État y étant à l’origine hostile (v. C.E., Ass., 16 janv. 1981, n° 020527, Lebon p. 238) – s’est d’emblée accompagnée d’une procédure accélérée de la demande d’asile de l’intéressé provenant d’un de ces pays (loi n° 2003-1176 du 10 déc. 2003 modifiant la Loi n° 052-893 du 25 juill. 1952 relative au droit d’asile), au demeurant validée par le Conseil d’État n’y voyant pas de contrariété avec la Convention de Genève (v. C.E., 12 oct. 2015, Gisti, n° 273198, au Lebon T. ; à ce propos, T. Fleury Graff, A. Marie, Droit de l’asile, PUF, 2019, §. 155 p. 136). Dans sa rédaction actuelle, l’article L. 723-2 I. précise donc que « l’office statue en procédure accélérée lorsque : 1° Le demandeur provient d’un pays considéré comme un pays d’origine sûr ». Dans ce cas, la réforme de 2015 a inséré une nouvelle conséquence procédurale devant la CNDA, à l’occasion de l’introduction du juge unique – le but étant à la fois d’accélérer les procédures et de faire face à l’afflux de requêtes (60 000 en 2019). Ainsi, aux termes de l’article L. 731-2 du CESEDA, lorsque l’Office a statué en procédure accélérée, « le président de la Cour nationale du droit d’asile ou le président de formation de jugement qu’il désigne à cette fin statue dans un délai de cinq semaines à compter de sa saisine. De sa propre initiative ou à la demande du requérant, le président de la cour ou le président de formation de jugement désigné à cette fin peut, à tout moment de la procédure, renvoyer à la formation collégiale la demande s’il estime que celle-ci ne relève pas de l’un des cas prévus [...] ou qu’elle soulève une difficulté sérieuse ». Dans de nombreux cas néanmoins, l’affaire est traitée par ordonnance et ne fait même pas l’objet d’une audience, conformément à l’article L. 733-2 du même code : « [l]e président et les présidents de section, de chambre ou de formation de jugement peuvent, par ordonnance, régler les affaires dont la nature ne justifie pas l’intervention de l’une des formations prévues à l’article L. 731-2 ». Autrement dit, lorsque le requérant provient d’un pays considéré comme « sûr », la procédure est d’emblée accélérée, bien que des garde-fous tendant au renvoi en procédure classique soient dûment prévus lorsque le dossier apparaît particulièrement sérieux. Tel n’a pas été le cas des requérants géorgiens concernés.

En parallèle de la procédure accélérée à la CNDA dont ont fait l’objet les requérants de l’espèce, ceux-ci ont également subi les conséquences de la réforme opérée par la loi n° 2018-778 du 10 septembre 2018, laquelle a ajouté un 7° à l’article 743-2 du CESEDA. Celui-ci dispose que si l’Office a pris une décision de rejet en procédure accélérée du fait de la provenance dite « sûre » du demandeur, « le droit de se maintenir sur le territoire français prend fin et l’attestation de demande d’asile peut être refusée, retirée ou son renouvellement refusé ». Cette neutralisation législative du droit au maintien sur le territoire, en cas de provenance d’un pays dit « sûr », crée un lien direct entre ce droit et la provenance géographique, tout en ne pratiquant pas directement une discrimination – puisque ce n’est pas la nationalité du requérant qui est visée, mais le cas dans lequel l’Office a pris une décision de rejet en procédure accélérée. En l’espèce, et malgré l’octroi d’un renouvellement d’attestation en septembre 2019 (voir infra, II. sur ce point), les requérants ont donc été considérés comme ayant perdu leur droit au maintien au séjour à la suite de la décision de rejet de l’OFPRA (arrêt commenté, §5).

Les éléments qui précèdent soulèvent principalement deux séries de critiques. La première réside dans la méthode de détermination des « pays d’origine sûrs », laquelle ne correspond, de manière reconnue quasi-unanimement, pas à la réalité du monde. Bien que le conseil d’administration de l’OFPRA « examine régulièrement la situation dans les pays considérés comme des pays d’origine sûrs » (article L. 722-1 CESEDA), cette clause de revoyure n’indique aucun délai. La liste fixée présente donc, d’emblée, le risque de l’obsolescence, malgré la possibilité de saisine du conseil d’administration par un certain nombre d’institutions et associations (T. Fleury Graff, A. Marie, Droit de l’asile, op. cit., §. 156, p. 137). En pratique, la dernière mise à jour de la liste date du 9 octobre 2015, soit dix ans après son établissement par la décision du 30 juin 2005. Malgré la possibilité d’intervention d’une suspension, à l’instar de la décision du 29 septembre 2020 suspendant la République du Bénin de la liste des pays d’origine sûrs, l’anachronisme et la déconnexion des faits demeurent de mise. Ainsi, parmi les grands évènements internationaux survenus depuis l’établissement de cette liste, citons par exemple la Guerre au Haut-Karabagh. Malgré cette source de plus de 6000 décès notamment en Arménie, ce pays demeure « d’origine sûr », et donc considéré comme ne présentant « pas de menace en raison d’une violence qui peut s’étendre à des personnes sans considération de leur situation personnelle dans des situations de conflit armé international ou interne » (article L. 722-1 CESEDA).

La situation de la Géorgie est pourtant connue de l’OFPRA. En 2019, 7757 primo-demandes d’asile étaient déposées par des ressortissants géorgiens selon l’OFPRA, le hissant au troisième rang des pays de provenance des demandeurs en France après l’Afghanistan (10 027 demandeurs) et l’Albanie elle aussi considérée comme un pays sûr (8032 demandes) – bien avant le Nigéria (4686) et la Syrie (3745) (Rapport annuel de l’OFPRA, 2019, p. 21) . Avec les demandes de réexamen, portées pour 6% d’entre elles par des ressortissants géorgiens – ce qui en fait le deuxième pays d’origine des demandeurs de réexamen après l’Albanie –, le total des demandeurs géorgiens s’élève à 8314 demandeurs rien qu’en 2019 (ibid., p. 46). Les raisons de cet exode en constante augmentation (+14, 9% en 2019, à la suite d’une explosion de +256% en 2018) sont indiquées par l’OFPRA : violences liées à l’orientation sexuelle, engagement politique réel ou imputé auprès des partis d’opposition dont le Mouvement national uni, ou encore oppression et persécution des minorités abkhaze, ossète, arménienne et yézidie (ibid., p. 48). Dans ces conditions et dans la mesure où l’intégralité des migrations en cause ne semble pas relever de l’opportunité migratoire, on a du mal à comprendre pourquoi la Géorgie n’est pas, à l’instar de l’Albanie, retirée – le cas échéant temporairement – de la liste des pays « sûrs », si ce n’est pour maintenir un rythme jugé satisfaisant d’examen des demandes d’asile.

La seconde série de critiques réside dans la limitation du droit au recours effectif qu’induit cette provenance géographique. D’emblée, la collégialité est écartée pour les requérants géorgiens à la CNDA, dont les dossiers sont la plupart du temps traités par ordonnance du seul fait de leur provenance, laquelle génère un a priori officiellement consacré. Par ailleurs, le fait que la source de cette inégalité devant le juge de l’asile implique également, potentiellement, l’impossibilité pratique d’assister à l’audience devant la CNDA du fait d’une mesure d’éloignement du territoire soulève des interrogations quant au respect des droits de la défense. Ces questionnements n’ont pourtant pas empêché le Conseil constitutionnel de valider le dispositif législatif ici appliqué aux requérants, du fait de l’existence d’une clause de suspension des mesures d’éloignement – dont l’application soulève de nombreuses questions quant à la qualité de la loi.

II – Le juge administratif face à l’inutilité de l’article L. 743-3

Pour valider le dispositif commenté, le Conseil constitutionnel saisi a priori s’est reposé, dans sa décision du 6 septembre 2018, sur la possibilité de suspendre la mesure d’éloignement prévue à l’article L. 743-3 du CESEDA. Selon le juge constitutionnel, « les dispositions contestées ne privent pas les intéressés de la possibilité d’exercer un recours contre la décision de rejet de l’office […] l’intéressé faisant l’objet d’une obligation de quitter le territoire français peut demander au président du tribunal administratif la suspension de l’exécution de la mesure d’éloignement jusqu’à l’expiration du délai de recours devant la Cour nationale du droit d’asile ou, si cette dernière est saisie, jusqu’à sa décision […]  Le grief tiré de la méconnaissance du droit à un recours juridictionnel effectif doit donc être écarté » (§33). Autrement dit, s’alignant sur le droit européen qui conditionne la conventionnalité du dispositif à une telle faculté (notamment l’article 46 de la directive « procédures » ; directive 2013/32/UE du Parlement européen et du Conseil du 26 juin 2013 relative à des procédures communes pour l’octroi et le retrait de la protection internationale), le Conseil constitutionnel a fait reposer la constitutionnalité du nouveau dispositif sur la simple possibilité de demander au président du TA la suspension de la mesure. La disposition peut prima facie sembler favorable au requérant, même si elle tend à remplacer l’impossibilité expresse, prévue par l’article L. 743-4 du CESEDA dans sa version issue de la loi de 2015, d’exécuter toute mesure d’éloignement avant la notification de la décision de la CNDA. Les requérants, en l’espèce, ont logiquement entendu se prévaloir de cette disposition.

Or, celle-ci s’avère particulièrement imprécise quant à ses modalités, de sorte que le raisonnement du Conseil constitutionnel paraît peu convaincant sur ce point. Dans sa formulation complète, l’article L. 743-3 prévoit ainsi que « dans le cas où le droit de se maintenir sur le territoire a pris fin en application des 4° bis ou 7° de l’article L. 743-2, l’étranger peut demander au président du tribunal administratif ou au magistrat désigné statuant sur le recours formé en application de l’article L. 512-1 contre l’obligation de quitter le territoire français de suspendre l’exécution de la mesure d’éloignement jusqu’à l’expiration du délai de recours devant la Cour nationale du droit d’asile ou, si celle-ci est saisie, soit jusqu’à la date de la lecture en audience publique de la décision de la cour, soit, s’il est statué par ordonnance, jusqu’à la date de la notification de celle-ci. Le président du tribunal administratif ou le magistrat désigné à cette fin fait droit à la demande de l’étranger lorsque celui-ci présente des éléments sérieux de nature à justifier, au titre de sa demande d’asile, son maintien sur le territoire durant l’examen de son recours par la cour ». Le grand absent de cette disposition est, naturellement, le délai dans lequel le président du TA ou le magistrat désigné à cette fin doit se prononcer. Tout juste sait-on que la demande de suspension, conformément aux dispositions de l’article R. 776-2 du Code de justice administrative, doit être formulée sous 48h ou quinze jours, selon que l’OQTF comprend ou non un délai de départ volontaire. La partie règlementaire du CESEDA étant elle aussi silencieuse sur cet élément pourtant indispensable, la détermination de ce délai semble être confiée à l’appréciation souveraine desdits magistrats. Comme le précise la CAA de Bordeaux amenée à se poser la question, « la demande tendant à la suspension d’une décision portant obligation de quitter le territoire français présentée sur le fondement de l’article L. 743-3 du code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile obéit à une procédure spécifique qui ne peut être assimilée à celle qui prévaut dans le cadre d’un référé suspension » (CAA Bordeaux, 7ème, 29 juillet 2020, n° 19BX04216, §. 3). Le délai étant libre, les requérants, inquiets de se voir opposer une mesure d’éloignement, ont en l’espèce tenté d’obtenir une suspension sous un délai de 48h à la CAA de Lyon. Loin d’y faire droit, celle-ci a mis, en raison des délais procéduraux particulièrement longs des juridictions françaises, environ un an à y répondre.

Il est heureux que la mesure d’éloignement n’ait pas été exécutée entretemps, dans la mesure où elle aurait privé les requérants de l’audience à la CNDA – dont l’on connaît le caractère déterminant dans le contentieux de l’asile. Cela ne doit néanmoins pas étonner. En effet, la procédure de l’article L. 743-3, qui conduit à « un chevauchement partiel des compétences du juge administratif et du juge de l’asile et à une complexe imbrication procédurale » (CE, 20 propositions pour simplifier le contentieux des étrangers dans l’intérêt de tous, Étude à la demande du Premier ministre, 5 mars 2020, p. 20), s’avère dorénavant « inutile » (idem). Ce dispositif, « vivement critiqué » par l’Assemblée générale du Conseil d’État « au motif qu’il entraînait une certaine confusion entre les offices respectifs du juge de l’asile et du juge de l’OQTF » (concl. G. Odinet sur CE, avis du 16 octobre 2019, n° 432147, p. 2 ; concl. R. Chambon sur CE, 25 mars 2020, SJA et USMA, n° 427737, p. 5), a rapidement dû être précisé, les magistrats ne sachant pas nécessairement quelle suite y donner au contentieux. Le rapporteur public G. Odinet indique ainsi, dans ses conclusions sur l’avis du 16 octobre 2019 précité, que « l’office du juge saisi de conclusions au titre de l’article L. 743-3 nous semble donc assez analogue à celui du juge du référé-suspension : il lui revient de déterminer si, dans l’attente du recours au fond, la décision administrative doit s’exécuter ; et il recherche, pour cela, si, au regard des éléments avancés par le requérant, l’on peut sérieusement douter que la décision sortira indemne du jugement sur le fond ».

Pourtant, à peine un an après – mais postérieurement à l’arrêt commenté –, le Conseil d’État a dû préciser expressément que « la mesure d’éloignement ne peut être mise à exécution pendant l’examen par le juge de la demande de suspension » (CE, 27 nov. 2020, La Cimade et autres, n° 428178). Cette précision résulte à l’évidence des obligations internationales de la France, qui l’empêchent d’exécuter toute mesure d’éloignement tant que le juge de l’asile n’a pas définitivement statué sur la demande du requérant (v. not. CJUE, 19 juin 2018, aff. C-181/16) . L’on peut dès lors en déduire que le « régime baroque de suspension de l’exécution de la décision d’éloignement, par le juge de l’éloignement, en considération d’éléments relatifs à la demande d’asile, et dans l’attente de la décision du juge de l’asile » (concl. G. Odinet sur CE, 27 nov. 2020, La Cimade et autres précité, §3.3) institué par l’article L. 743-3 est aujourd’hui doublement inutile. Non seulement cette procédure est superfétatoire au regard du droit de l’Union européenne, la suspension de l’exécution étant de droit faute d’inconventionnalité, mais en outre elle n’est, manifestement, pas appliquée puisqu’aucune suite n’a été donnée – et ne pouvait véritablement être donnée – à la demande des requérants.

Il apparaît à cet égard que le juge administratif privilégie, en cas de demande de suspension d’une OQTF survenant dans l’attente d’une décision de la CNDA, la solution de la simplicité. Peu d’options sont en tout état de causes offertes : soit le juge de l’OQTF statue en faveur de la suspension en se prononçant sur des éléments qui demeurent très proches de ceux soumis à l’appréciation du juge de l’asile, au risque d’une confusion des offices ; soit il statue en défaveur de la suspension sur les mêmes motifs mais l’éloignement ne peut être exécuté, vidant de sens la décision et la procédure ; soit il s’appuie sur l’absence de délai légal de décision et l’impossibilité d’exécuter l’OQTF pour…ne rien décider avant que la CNDA remplisse son office. Cette possibilité paraît d’ailleurs envisagée à demi-mots par le rapporteur public dans la récente affaire La Cimade et autres, lequel indique que l’article L. 743-3 permet bien « au demandeur d’asile de rester sur le territoire tant que le juge saisi n’a pas statué sur le droit au maintien dans l’attente de la décision de la CNDA – c’est-à-dire tant que le président du tribunal administratif ou le magistrat désigné ne s’est pas prononcé sur la suspension de l’exécution de la décision d’éloignement » (concl. précitées, §3.1) . En l’espèce, c’est cette solution qui est privilégiée, au détriment de la clarté du contentieux pour les requérants. La CAA de Lyon n’a dès lors d’autre choix que de prendre acte du non-lieu à statuer qu’elle a elle-même généré.

Ces tâtonnements et cette solution de « bricolage jurisprudentiel » demeure profondément insatisfaisante, non du fait du juge administratif, mais du législateur : il est urgent que ce dernier revienne sur l'élaboration manquée de la réforme de 2018, en corrigeant les erreurs commises – malgré les avertissements du Conseil d’État. Il n’est néanmoins pas certain que les enjeux, pour le respect des requérants mais également pour la cohérence du contentieux administratif, soient toujours parfaitement maîtrisés et intègrent systématiquement les choix opérés lorsqu’il est question de législation migratoire, ce dont l’on ne peut que se désoler.

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