Contrôle par l’administration des conditions de travail et de la législation sur la durée du travail

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Décision de justice

CAA Lyon, 7ème chambre – N° 19LY02960 – Ministre du travail c/ Société Distribution Casino France – 05 novembre 2020 – C+

Pourvoi en cassation CE, N° 448372 - 11 février 2022 juge que l'arrêt CAA de Lyon du 5 novembre 2020 est annulé et l'affaire est renvoyée à la CAA de Lyon réenregistrée sous le N° 22LY00440 jugée le 13 juillet 2022 : arrêt frappé d'un pourvoi en cassation jugé non admis le 20 avril 2023 n° 467504

Juridiction : CAA Lyon

Numéro de la décision : 19LY02960

Numéro Légifrance : CETATEXT000042515072

Date de la décision : 05 novembre 2020

Code de publication : C+

Index

Mots-clés

Droit du travail, Sanction administrative, Pouvoir de sanction, Amende, Durée du travail

Rubriques

Droits sociaux et travail

Résumé

Suite à un contrôle relatif aux conditions d'emploi et au respect de la législation sur la durée du travail réalisé le 1er décembre 2016, la DIRECCTE a notifié à la société Distribution Casino France une décision du 27 juin 2018 portant sur quarante-quatre amendes administratives pour un montant total de 23 000 euros concernant la méconnaissance des durées maximales quotidienne et hebdomadaire de travail et des dispositions relatives à la durée de repos des salariés.

La ministre du travail relève appel du jugement du 28 mai 2019 par lequel le tribunal administratif de Dijon a réduit le montant de ces amendes à la somme de 5 400 euros. La société Distribution Casino France relève appel de ce jugement en tant qu'il a rejeté le surplus de ses conclusions.

La cour administrative d'appel annule le jugement du tribunal administratif en tant qu'il a réduit le montant des amendes infligées et rejette la demande de la société devant le tribunal.

La cour considère qu' il résulte de la combinaison des dispositions des articles L. 3121-18, L. 3121-20, L. 3131-1, L. 3132-1, L. 3132-2, L. 8115-1 et L. 8115-3 du code du travail, qui ne sont entachées d’aucune obscurité nécessitant que soit recherchée l’intention du législateur, d’une part, qu’un manquement est constitué dès qu’est dépassée la durée d’un cycle de travail, ou bien supprimée ou écourtée une période de repos, d’autre part, que le nombre de manquements et, partant, le nombre d’amendes susceptibles de sanctionner ces manquements doit être distingué du tarif unitaire entrant dans la liquidation du produit de chaque amende en fonction du nombre de salariés concernés par le manquement considéré. Par suite, la ministre du travail est fondée à soutenir que c’est à tort que le tribunal a limité à quatre manquements – un par catégorie de cycle de travail dépassé ou de temps de repos écourté ou supprimé – pour en déduire que le nombre d’amendes, après application du tarif unitaire au nombre de salariés, devaient également être limité à quatre.

66-03-01-01, Travail et emploi, Conditions de travail, Règlement intérieur, Contrôle par l’administration des conditions de travail, Contrôle de la durée du travail, Amendes administratives, Manquement, L. 3121-18 du code du travail, L. 3121-20 du code du travail, L. 3131-1 du code du travail, L. 3132-1 du code du travail, L. 3132-2 du code du travail, L. 8115-1 et L. 8115-3 du code du travail

Surveiller et punir : l'assurance de la "sécurité" en droit du travail ?

Grégoire Talpin

Doctorant en droit public à l'Université Clermont Auvergne CMH-EA 4232

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DOI : 10.35562/alyoda.6641

En 1980, André de Laubadère considérait que « le pouvoir d'infliger des sanctions administratives d'une autorité étrangère à l'ordre des juridictions pénales est évidemment très exorbitant et constitue une forme extrême des prérogatives susceptibles d'être reconnues à l'administration » (Traité élémentaire de droit administratif, LGDJ, 1980, 8e éd., p. 333). Pourtant, malgré cette méfiance doctrinale, le pouvoir de sanction confié à des autorités administratives connaît, depuis le début du XXIe siècle une « banalisation » (Deguergue (M.), in Betaille (J.), Chouki (D.), Courtaigne-Deslandes (C.), Deguergue (M.), Langelier (E.), et al.. Les sanctions administratives dans les secteurs techniques, Mission de recherche Droit & Justice, 2017), c’est-à-dire qu’il se développe exponentiellement, tant au regard du nombre d’acteurs qu’il touche qu’en considération des secteurs d’activité qu’il concerne. L’arrêt de la cour administrative d'appel de Lyon du 5 novembre 2020 (n° 019LY02960) concerne justement le pouvoir de sanction dont disposent les directions régionales des entreprises, de la concurrence, de la consommation, du travail de l’emploi (DIRECCTE) en matière de droit du travail.

En l’espèce, l’inspection du travail de Bourgogne-Franche-Comté avait opéré un contrôle relatif aux conditions d'emploi et au respect de la législation sur la durée du travail au sein d’une société. Informée par l’enquêteur des divers manquements aux règles relatives à la durée maximale quotidienne et hebdomadaire de travail et à des dispositions relatives à la durée de repos des salariés, la DIRECCTE a notifié à la société une décision du 27 juin 2018 « portant sur quarante-quatre amendes administratives [réparties en quatre catégories de manquements] pour un montant total de 23000 euros ». La société a alors saisi le tribunal administratif de Dijon d’une demande en annulation de cette décision.

Par un jugement du 28 mai 2019, le juge du premier ressort a réduit le montant total de l’amende à un montant de 5400 euros. Selon lui, le nombre d’amendes prononcées devait être corrélé au nombre de catégories de manquements possible. Seules quatre amendes, calculées au regard du tarif unitaire et du nombre de salariés concernés, devaient donc être retenues. Insatisfaite de ce jugement, la ministre du Travail en a fait appel devant la cour administrative de Lyon.

Le juge du second degré a, dans un premier temps, rappelé les conditions dans lesquelles un manquement aux règles relatives à la durée d’un cycle de travail ou aux périodes de repos des salariés pouvait être caractérisé. Il a ensuite estimé que « le nombre d'amendes susceptibles de sanctionner ces manquements doit être distingué du tarif unitaire entrant dans la liquidation du produit de chaque amende en fonction du nombre de salariés concernés par le manquement considéré ». En d’autres termes, contrairement au juge dijonnais, le juge lyonnais a accepté que plusieurs amendes puissent être prononcées au sein d’une même catégorie de manquement au cycle de travail dépassé ou au temps de repos écourté ou supprimé. Ce faisant, il a validé la possibilité, pour l’Administration, de prononcer quarante-quatre amendes reposant sur seulement quatre catégories de manquement. Dans un second temps, la Cour administrative d’appel lyonnaise a rappelé sa compétence pour contrôler le bien-fondé et le montant de l’amende prononcée par l’Administration. En l’espèce, estimant l’amende justifiée et son montant total proportionné, elle l’a validé.

L’analyse proposée relève d’une stricte lecture technique. Si cette lecture est riche d’enseignements sur la dogmatique juridique, nous gageons qu’un autre regard, autrement instructif, est possible. Il consiste à étudier l’arrêt commenté à l’aune du processus politique, social et historique dans lequel il s’inscrit et qui le dépasse : celui des mutations du monde du travail et des modes d’intervention de l’Administration. Ainsi appréhendée, cette jurisprudence prend toute sa consistance politique. D’abord parce que les interprétations et le sens que le juge donne aux dispositions textuelles sont politiquement situés : elles s’inscrivent dans la refondation du monde du travail (I). Ensuite parce qu’en précisant le cadre juridique des sanctions administratives, cet arrêt contribue à leur octroyer une stabilité et une légitimité propre à la matière juridique (II). Enfin, parce qu’il révèle la porosité entre les modes d’action de l’administration et du juge administratif (III).

I. Un contexte particulier : les mutations du monde du travail

La dernière décennie a vu émerger de multiples réformes du droit du travail aboutissant à en repenser l’économie (v. à ce sujet Dubet (F.) (dir.), Les mutations du travail, La découverte (coll. Recherches), 2019, p. 272 ou encore Porta (J.), « Le droit du travail en changement, essai d’interprétations », Travail et emploi, 2019/2, p. 95 à 132). L’article L. 8115-1 du code du travail, au cœur de l’arrêt étudié, consacre un pouvoir de sanction à l’encontre des employeurs ayant commis des manquements relatifs à la durée maximale quotidienne et hebdomadaire de travail et des dispositions relatives à la durée de repos des salariés au profit de l’Administration. Et il trouve justement son origine dans ce moment réformateur.

Son parcours législatif révèle le soubassement politique qu’il introduit dans le droit positif. Ainsi, le pouvoir de sanction qu’il prévoit a été pensé pour la première fois dans un projet de loi de 2013 « gouvernement fort ». Il a ensuite été intégré à une proposition de loi de 2014 relative aux pouvoirs de l’inspection du travail. Celle-ci notait notamment que « depuis vingt-cinq ans, notre système productif et notre économie ont connu de profondes mutations […] Face à ces nouveaux défis, l’organisation de l’inspection du travail et les outils dont disposent aujourd’hui ses agents sont parfois inadaptés et peuvent manquer d’efficacité » (v. le rapport du 14 mai 2014 fait au nom de la commission des affaires sociales de l’AN sur la proposition de loi relative aux pouvoirs de l’inspection du travail. Le pouvoir de sanction accordé à la DIRECCTE serait alors un moyen d’assurer l’efficacité et la pertinence de l’Administration du travail face aux changements à l’œuvre dans le monde de l’emploi. Ce projet n’a toutefois pas abouti. Mais, un an plus tard, la loi 6 août 2015 pour la croissance, l'activité et l'égalité des chances économiques, dite « loi Macron », a autorisé le gouvernement à prendre par ordonnance des mesures réformant le système de l’inspection du travail. C’est ici qu’apparait la première vocation des sanctions administratives en droit du travail. La loi « Macron » visait à « donner de l’énergie à la société, [à] lui redonner de la confiance, de la simplicité » et donc à assurer une flexibilité par ses deux premiers axes « libérer [et] investir ». Toutefois, en contrepartie, son troisième axe « travailler », prévoyait des mesures de sécurité de l’emploi. L’article 261 de cette loi autorisant le recours aux ordonnances pour, selon ses termes, « renforcer le rôle de surveillance et les prérogatives du système d'inspection du travail, étendre et coordonner les différents modes de sanction », se situe expressément dans cette troisième partie.

Cette dimension s’est trouvée confirmée par l’ordonnance n° 02016-413 du 7 avril 2016 relative au contrôle de l'application du droit du travail qui a introduit l’article L. 8115-1 au sein du Code du travail. Il semble ainsi que cet article traduise le second temps du nouveau balancier au cœur des représentations du travail : la « flexisécurité » (v. comme exemple la tribune rédigée par Duffour (O.), « Ordonnances Macron sur le travail : le pari de la « flexisécurité », Les échos, 27 septembre 2017). De fait, là où l’ordonnance « libère » l’activité en la libéralisant, elle protègerait les travailleurs en renforçant les pouvoirs de l’inspection du travail. Elle participe ainsi à un mouvement de fond de transformation des principes guidant la politique du travail. Enfin la loi du 8 août 2016 relative au travail, à la modernisation du dialogue social et à la sécurisation des parcours professionnels dénommée « loi travail » a ratifié l’ordonnance précitée. Il faut alors se replacer dans le mouvement de forte contestation sociale qui avait accompagné les discussions sur cette loi pour comprendre que celle-ci était bien porteuse d’une nouvelle conception du monde du travail (v. à cet effet Cukier (A.) et Gallo Lassere (D.), « « Contre la loi travail et son monde » : autonomie et organisation dans le long mars français », Les temps modernes, 2016/5, n° 691, p. 118-137). Etant validé par cette loi, l’article L. 8115-1 du Code du travail trouve donc sa place dans un processus plus large de transformation de l’axiologie guidant la législation sociale.

Pourquoi avoir détaillé aussi longuement la procédure légale ayant mené à l’adoption de l’article au cœur de notre arrêt ? Afin de montrer qu’en étant amené à se prononcer sur un article sous-tendant toute une conception du travail, le juge lyonnais participe, peut-être involontairement, à la transformation et à la refondation du travail et de son droit. En rationalisant le pouvoir de sanction confié à la DIRECCTE, cet arrêt est l’un des maillons d’une chaine infiniment plus longue consistant à transformer, en France, l’idéologie même guidant la législation sur le travail.

II. Un travail implicite de rationalisation de la sanction administrative

La sanction administrative est « une décision administrative émanant d’une autorité administrative qui vise à réprimer un comportement fautif » (Conseil d’Etat, Le juge adminisratif et les sanctions administratives, Les dossiers thématiques du Conseil d’Etat, mis en ligne le 9 janvier 2017) . Son recours est, le plus souvent, présenté assez neutrement par l’officiel. Ainsi, l’ancien Vice-Président du Conseil d’Etat, J.-M. Sauvé, souligne que la sanction administrative présente des « avantages déterminants en termes de proximité, de simplicité, d'efficacité, d'acceptabilité, de prévention et d'adaptation » (Sauvé (J.-M.), « Les sanctions administratives en droit public français », AJDA, 2001, p. 16). Dans le cadre de l’article L. 8115-1 du Code du travail, le recours à la sanction administrative permettrait « à l’administration de prononcer elle–même des amendes en cas de manquements à certaines dispositions du code du travail nécessitant une action plus rapide que la réponse judiciaire » (Compte rendu du Conseil des ministres du 10 décembre 2014, « Croissance et activité ») . La finalité de cette sanction serait donc d’écarter le juge pénal pour renforcer l’effectivité du droit du travail et favoriser une « bonne administration ».

En l’espèce, le juge lyonnais s’est employé à définir les contours du régime de sanction prévu par l’article précité. Il a, dans un premier temps, rappelé les conditions dans lesquelles un manquement aux règles relatives à la durée d’un cycle de travail ou aux périodes de repos des salariés pouvait être caractérisé. Il a ainsi considéré qu’« un manquement est constitué dès qu'est dépassée la durée d'un cycle de travail, ou bien supprimée ou écourtée une période de repos ». Son appréciation semble particulièrement protectrice à l’égard des travailleurs puisqu’elle assure le strict respect de la législation en droit du travail. Toutefois ce raisonnement présuppose que le droit en vigueur soit favorable à l’égard des salariés. Ce qui peut être mis en doute (v. Segond (V.) Va-t-on devoir payer pour travailler ?, Stock, 2016, 299 p.) bien que, dans notre espèce, le juge n’a pas son mot à dire à ce sujet.

Il a ensuite estimé, que « le nombre d'amendes susceptibles de sanctionner ces manquements doit être distingué du tarif unitaire entrant dans la liquidation du produit de chaque amende en fonction du nombre de salariés concernés par le manquement considéré ». Ainsi, le juge lyonnais a refusé d’assimiler le nombre de manquements, au nombre de catégories de manquement. Ces catégories sont au nombre de quatre et elles regroupent respectivement « les dépassements de la durée quotidienne de travail de dix heures », « les dépassements de la durée hebdomadaire de quarante-huit heures », « les non-respects de la durée quotidienne de repos minimal de onze heures » et « les non-respects du repos hebdomadaire ». Par conséquent, il accepte que plusieurs manquements, et donc plusieurs amendes sanctionnant ces manquements, soient caractérisés au sein d’une même catégorie. En multipliant ces manquements par le tarif unitaire propre à chaque catégorie de manquement et par le nombre de salarié concernés, il aboutit à une amende dont le montant total est de 23 000 euros.

Finalement, en précisant la définition et le fonctionnement de la sanction, la Cour opère une rationalisation et une mise en forme juridique du pouvoir de sanction administrative prévu par l’article L. 8115-1 du Code du travail. Ce travail jurisprudentiel a, par sa grammaire, un « effet de neutralisation » (Bourdieu (P.), « La force du droit, Eléments pour une sociologie du champ juridique », Actes de la recherche en sciences sociales, Septembre 1986 (Vol. 64), p. 3-19) de la sanction. Il participe ainsi, peut-être involontairement, à légitimer le système même de la sanction administrative. Celle-ci n’est plus perçue que comme un mode d’action publique parmi d’autres, consacré et encadré par le droit, et destinée à garantir l’effectivité des normes juridiques en vigueur.

Pourtant, en droit du travail, administrer par la sanction n’est pas anodin tant ce mode d’intervention étatique est porteur de considérations axiologiques. La promotion de la sanction reflète l’adhésion du pouvoir à « l’exigence d’efficacité des politiques publiques » (Deguergue (M.), in Betaille (J.), Chouki (D.), Courtaigne-Deslandes (C.), Deguergue (M.), Langelier (E.), et al, op. cit.), partie intégrante de l’idéologie managériale. De fait, les sanctions seraient le moyen le plus adapté pour assurer le respect des politiques publiques sous-tendues par la législation sociale. En témoigne le rapport du 14 mai 2014 relatif à la proposition de loi sur les pouvoirs de l’inspection du travail qui considère que pour assurer le respect « des éléments fondamentaux de la législation et du contrat de travail que constituent les temps de travail et de repos, le salaire et les conditions d’hygiène et d’hébergement, […], la possibilité d’infliger une amende administrative semble [être] un outil plus efficace [que les procédures pénales] ». Outre le fait que l’on peine à cerner ce que sous-tend le terme d’« efficacité », la recherche de celle-ci a un prix : le progrès de la répression.

Ce rappel ne remet pas en cause la nécessité du répressif pour faire respecter la législation du travail. Il tend seulement à en faire émerger les risques, dès lors que le pouvoir de sanction est entre les mains de l’Administration, et à souligner les soubassements politiques expliquant leur promotion. Autrement dit, ce n’est pas l’intervention, plus que nécessaire, de l’Etat en matière de travail qui est à surveiller mais la logique managériale et néolibérale qui la guide actuellement (afin de cerner en quoi l’intervention de l’Administration peut être associée au courant du néolibéralisme, v. Stiegler (B.), « Il faut s’adapter » Sur un nouvel impératif politique, Gallimard, 2019, 336 p.)

Le processus de neutralisation à l’œuvre au sein de la jurisprudence étudiée est aussi présent dans le contrôle opéré par le juge lyonnais sur la décision de sanction. Toutefois, et sans dénier le travail de mise en balance opéré par le juge, ce contrôle laisse, plus fondamentalement, apparaître un rapprochement, voire une confusion, entre les techniques du juge et celle de l’administration. Alors, loin de pénaliser l’action administrative, l’intervention du juge organise et légitime l’usage de son pouvoir de sanction.

III. Un contrôle de proportionnalité source de liens entre les acteurs publics

Après avoir établi le régime juridique de la sanction administrative prévue par l’article L. 8115-1 du Code du travail, la Cour administrative d’appel de Lyon s’est positionnée sur son propre contrôle. Elle a estimé qu’il « appartient au juge administratif, eu égard tant à la finalité de son intervention qu'à sa qualité de juge de plein contentieux, de se prononcer non sur les éventuels vices propres de la décision litigieuse mais sur le bien-fondé et le montant de l'amende fixée par l'administration ». En d’autres termes, elle se reconnaît la possibilité de contrôler tant le choix de la sanction que son intensité. Cette approche s’inscrit dans la continuité de sa propre jurisprudence en matière de contrôle des sanctions administratives (v. l’arrêt du 10 juillet 2009, n° 07LY1537 ou encore l’arrêt du 13 février 2020, n° 19LY01916), de celle d’autres Cours administratives d’appel (V. C.A.A de Nantes, 17 juillet 2020, n° 18NT03367) et du Conseil d’Etat. Dans un arrêt d’Assemblée du 16 février 2009 (C.E., Ass., 16 février 2009, n° 274000, Société Atom), celui-ci avait considéré que le contentieux des sanctions administratives relève du plein contentieux. Ce choix lui permet de « prendre en considération l’impact réel de la sanction sur la situation de l’administré au jour où le juge statue sur la légalité de cette sanction » (Deguergue (M.), in Deguergue (M.), in Betaille (J.), Chouki (D.), Courtaigne-Deslandes (C.), Deguergue (M.), Langelier (E.), et al, op. cit.) et lui donne les moyens de moduler la sanction infligée par l’administration.

En l’espèce, la Cour a écarté l’application d’un ensemble de dispositions textuelles et a établi le bien-fondé de la sanction. Puis elle a précisé les éléments devant être mis en balance lors du contrôle de proportionnalité de la sanction. Pour opérer ce contrôle, le juge s’est contenté d’estimer que la DIRECTTE, pour fixer le montant de chacune des amendes, a « tenu compte de la nature des manquements reprochés et de leur gravité, et fixé ainsi qu'il a été dit, entre 400 euros et 1 000 euros par salarié concerné et par manquement, quantum qui permet de tenir compte de l'amplitude des dépassements relevés lors du contrôle ». En conséquence, « compte tenu de ces circonstances et du montant maximal de l'amende alors en vigueur de 2 000 euros par salarié et par manquements la sanction n’est pas « disproportionnée ». Pour la Cour, le caractère proportionné de l’amende totale découle donc de l’adéquation des forfaits fixés par l’Administration à la gravité des manquements à la durée maximale quotidienne et hebdomadaire de travail et des dispositions relatives à la durée de repos des salariés reprochés à la société.

Le contrôle de proportionnalité ici opéré est contraignant pour la DIRECTTE puisque celle-ci n’est pas libre de fixer, en toute discrétion, le montant de l’amende. Pour autant, sur le long terme, il semble plutôt être favorable à l’Administration. D’abord, il assure une « mise en balance (entre des règles, des situations, des phénomènes juridiques) [qui] est une métaphore neutralisante faisant intervenir des qualités de mesure, d’équilibre et de modération grâce auxquelles une moyenne raisonnable se découvre » (Caillosse (J.), in Perroud (T.), Caillosse (J.), Chevallier (J.) et Lochak (D.), Les grands arrêts politiques de la jurisprudence administrative, LGDJ, 2019, p. 23). En fondant la sanction administrative sur la proportion, au sens de justesse, et sur la Raison, le juge l’extrait de sa dimension politique. Celle-ci, et son auteur, en ressortent donc légitimés car elle ne découlerait plus de choix contingents. Mais encore faut-il que la solution juridictionnelle soit alors favorable à l’Administration comme en l’espèce.

Par ailleurs, la solution étudiée opère un rapprochement entre les techniques de contrôle juridictionnelles et les méthodes guidant l’action administrative. Comme le note Y. Jegouzo, « ces sanctions [administratives] entraînent, par contre-coup, […] une juridictionnalisation croissante des procédures [administratives] auxquelles on demande d'offrir les garanties d'impartialité, de respect du contradictoire » (Jegouzo (Y.), « Les sanctions administratives, actualités et perspectives », AJDA, 2001, p. 1.) et, ajoutons, de proportionnalité. Ainsi, en contrôlant la proportionnalité des sanctions, le juge administratif contraint, en amont, l’Administration à opérer un tel contrôle afin de ne pas être sanctionnée en cas de recours contentieux. Ce rapprochement technique se double-t-il d’un rapprochement idéologique dans les soubassements axiologiques guidant le contrôle de l’Administration et de son juge tel qu’on l’aperçoit dans le cadre du contrôle du bilan coût-avantage (v. Caillosse (J.), in Perroud (T.), Caillosse (J.), Chevallier (J.) et Lochak (D.), op. cit.) ? Une étude plus approfondie à ce sujet mériterait d’être menée. En outre, cette juridictionnalisation de l’Administration n’est pas propre au contentieux de la sanction administrative puisque le contrôle de proportionnalité connait un développement en de multiples matières.

Enfin, le contrôle de proportionnalité donne à voir une fiction trompeuse : le juge viserait avant tout à limiter l’Administration et à jouer un rôle de contre-pouvoir. Sans nier que le juge s’oppose parfois à l’Administration lors de son contrôle, en témoigne le jugement de première instance, il montre davantage d’un dialogue entre l’Administration et son juge. En effet, le juge administratif renvoie à l’Administration « une représentation stylisée et codifiée de son propre discours » (Caillosse, in Perroud (T.), Caillosse (J.), Chevallier (J.) et Lochak (D.), op. cit.) . Autrement dit, par le contrôle de proportionnalité, le juge administratif met en mots et en forme juridique les choix administratifs. Il lui offre un cadre juridique lui permettant d’user d’un instrument, les sanctions administratives, qui participe aux évolutions du monde du travail.

La relation décrite ne doit pas étonner. On oublie trop souvent que derrière le juge administratif comme derrière l’Administration il n’y a pas que des contre-pouvoirs en conflit mais avant tout différentes voix d’une même voix : celle de l’Etat. Or, actuellement, celui-ci transforme les fondements politiques et philosophiques au cœur des politiques sociales du travail comme en témoigne l’introduction du mécanisme de la sanction. En encadrant la mise en œuvre de ces sanctions, le juge lyonnais y a, à sa mesure, participé.

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