Dans ce jugement, le tribunal administratif de Lyon estime qu’un maire pouvait valablement se fonder sur l’absence de clientèle propre pour refuser les successeurs d’un commerçant titulaire d’un titre d’occupation du domaine public sur le marché municipal. Cette solution paraît résulter d’une mauvaise articulation des textes.
La question des marchés communaux a toujours été sensible, tant pour les commerçants bénéficiant d’emplacements indispensables à l’exercice de leur activité que pour les communes propriétaires ou gestionnaires de ces halles ou marchés et titulaires de la police de ces lieux ouverts ou fermés (art. L. 2212-2, 3°, CGCT).
Comme c’est très fréquemment le cas, un commerçant titulaire depuis plusieurs dizaines d’années d’une autorisation d’occupation du domaine public sur le marché de Vénissieux (Rhône) pour y vendre des produits manufacturés avait organisé son départ à la retraite en trouvant un repreneur pour son fonds de commerce ; il l’avait présenté comme son successeur auprès de la commune, afin que celui-ci se voie délivrer un titre d’occupation sur le même marché et puisse reprendre la place laissée vacante par le jeune retraité. Cependant, le maire est venu empêcher ces commerçants de céder en rond : il a refusé d’agréer un premier, puis un second successeur présenté par le titulaire de l’AOT au motif de l’absence de clientèle propre.
Suivant les conclusions de son rapporteur public, Mme Flechet, le tribunal administratif de Lyon rejette le recours en annulation du commerçant, en dépit d’une interprétation bienveillante d’écritures confuses, en considérant que « le droit de présentation d’un successeur n’est ouvert au titulaire d’une autorisation temporaire d’occupation du domaine public dans une halle ou un marché, que pour autant qu’il justifie de l’existence d’un fonds de commerce disposant d’une clientèle propre », que « M. X... n’apporte aucun élément de nature à justifier de l’existence d’une clientèle propre à son commerce ni même n’allègue disposer d’une telle clientèle » et que, dès lors « en refusant au requérant le droit de présentation de son successeur au motif qu’il ne justifiait pas de l’existence d’une clientèle propre, le maire de Vénissieux a fait, contrairement à ce que soutient le requérant, une exacte application des dispositions précitées ». Le juge se fonde sur l’articulation existant entre les dispositions de l’article L. 2224-18-1 du Code général des collectivités territoriales et de l’article L. 2124-32-1 du Code général de la propriété des personnes publiques.
Cette affaire donne l’occasion d’analyser ce dispositif normatif et de définir le cadre juridique applicable au contentieux. S’il est certain que les articles L. 2224-18-1 du CGCT et L. 2124-32-1 et suivants du CGPPP ont été liés lors de leur adoption et qu’ils reposent sur des dispositifs proches, l’existence d’une clientèle propre, en tant que critère de reconnaissance d’un fonds de commerce sur le domaine public, ne fait pourtant pas partie des conditions d’exercice du droit de présentation.
1. - Une lex specialis et une lex generalis liées lors de leur conception
La combinaison de ces textes est plus complexe qu’il n’y paraît ; elle est le résultat d’un travail législatif passant par une compilation d’amendements et de véritables oppositions doctrinales ou politiques entre les tenants d’une cessibilité des AOT favorable aux intérêts des commerçants et ceux défendant ardemment les principes de la domanialité publique et notamment le caractère personnel des titres d’occupation.
La loi n° 2014-626 du 18 juin 2014 relative à l’artisanat, au commerce et aux très petites entreprises – loi dite Pinel (JO n° 0140, 19 juin 2014, texte n° 1) – a en effet adopté, dans deux articles successifs (art. 71 et 72), des normes qui peuvent se recouper ou se combiner. À l’article 71 figure le nouvel article L. 2224-18-1 du CGCT qui organise le droit à présentation pour l’obtention d’une AOT du successeur des commerçants exerçant leur activité dans les halles et marchés dans le cadre de la cession du fonds. Cet article relève de la section du CGCT relative aux « Halles, marchés et poids publics ». Parallèlement à cette lex specialis, l’article 72 réforme le CGPPP en y introduisant une section consacrée à l’utilisation du domaine public dans le cadre de l’exploitation de certaines activités commerciales : il permet la constitution d’un fonds de commerce sur le domaine public artificiel sous réserve de l’existence d’une clientèle propre (art. L. 2124-32-1 et art. L. 2124-35), met en place une AOT par anticipation, avant la cession du fonds de commerce, afin que le commerçant soit certain que son successeur sera autorisé occuper le domaine public dans le cadre de la reprise du fonds de commerce (art. L. 2124-33) et organise la reprise de l’AOT en cas de décès du titulaire (art. L. 2124-34) .
De quelle législation – article L. 2224-18-1 du CGCT ou article L. 2124-33 du CGPPP – le commerçant du marché de Vénissieux relevait-il ?
Première certitude : l’article L. 2224-18-1 du CGCT s’applique exclusivement au cas des halles ou marchés. Il constitue la transposition pour les commerçants des halles et marchés du système applicable aux licences de taxis (art. L. 3121-3, C. transp.), aux autorisations d’exploitations des cultures marines (décr. n° 083-228, 22 mars 1988, figurant auj. art. R. 923-32 s. C. rur.), ainsi qu’aux droits d’emplacements dans un Marché d’Intérêt National (art. R. 761-24, C. com.) instituant des exceptions au caractère personnel de l’AOT en admettant la présentation d’un successeur à l’exploitation. Seconde certitude : l’article L. 2124-33 du CGPPP peut être invoqué pour n’importe quel type de domaine public artificiel occupé (trottoirs, place, gare, université, aéroport, etc.). Il a été conçu comme une disposition générale, ayant aussi vocation à s’appliquer aux halles et marchés. M. X. pouvait donc relever en principe tant des dispositions de l’article L. 2224-18-1 du CGCT (loi spéciale) que de celles de l’article L. 2124-33 du CGPPP (loi générale).
Cependant, l’analyse approfondie et chronologique des travaux préparatoires à la loi Pinel montre que les deux dispositifs sont liés au moins dans leur création : les transmissions d’AOT dans le cadre de la cession de fonds de commerce sur le domaine public ont d’abord été pensées pour les commerçants des halles et marchés, avant d’être élargies aux autres commerçants occupant le domaine public. Autrement dit, la lex generalis est l’évolution d’une lex specialis. La liaison entre ces deux normes est dès lors incontestable.
Au-delà du champ d’application, ces différents textes apparaissent similaires dans leur philosophie : il s’agit à chaque fois de rechercher comment rassurer ou garantir le repreneur potentiel d’un fonds de commerce sur le domaine public, pour lequel la reprise du fonds n’a de sens que s’il peut décrocher le sésame domanial que constitue l’AOT sur le domaine public. À défaut, l’occupant titulaire ne trouvera aucun repreneur pour son activité. Dans les deux articles, les prérogatives de l’autorité domaniale compétente sont préservées puisque le repreneur du fonds de commerce n’a pas de droit à obtenir l’AOT (v. infra).
On relève néanmoins des différences entre les deux dispositifs, rapidement esquissées : droit de présentation de son successeur (autrement dit, c’est le commerçant en place qui demande à la commune d’autoriser à occuper le domaine public le successeur pressenti) du côté de l’article L. 2224-18-1 ; agrément par anticipation (adressé par le repreneur potentiel du fonds à l’autorité domaniale) prévu à l’article L. 2124-33. Subrogation dans le titre initial pour la lex specialis ou délivrance d’une nouvelle autorisation pour la lex generalis.
Dès lors, le contentieux se situait-il sur le fondement de l’article L. 2224-18-1 du CGCT ou sur celui de l’article L. 2124-33 du CGPPP ? A priori, la demande d’agrément des successeurs émanant du commerçant en place, c’est plutôt la lex specialis qu’il convenait d’appliquer. C’est la démarche proposée par le rapporteur public, suivie par le tribunal administratif de Lyon.
Mais l’enjeu de la discussion se situait surtout sur le fait de savoir si le maire pouvait légalement invoquer l’absence de clientèle propre comme motif de refus aux présentations de successeurs réalisées par M. X.
2. - L’indépendance du droit de présentation à l’égard du critère de la clientèle propre et de l’existence d’un fonds de commerce
Ce dernier élément d’analyse normative est plus délicat : la juridiction lyonnaise lie le « fonds » de l’article L. 2224-18-1 du CGCT au « fonds de commerce » de l’article L. 2124-32-1 du CGPPP, pour dénier au requérant la possibilité de présenter un successeur, en raison de l’absence de clientèle propre, critère figurant au CGPPP et non au CGCT. Le raisonnement est le suivant : M. X. demande à bénéficier du droit de présentation en raison de la cession de son fonds (art. L. 2224-18-1 CGPPP) et le maire comme le juge administratif se fondent sur l’absence de clientèle propre, pour rejeter l’existence du fonds de commerce de M. X. (art. L. 2124-32-1 CGPPP) et donc considérer que les conditions du droit de présentation ne sont pas satisfaites à défaut de fonds. A suivre cette analyse, la clientèle propre deviendrait véritablement la clef de voûte d’un dispositif global. C’est elle qui permet la constitution du fonds de commerce sur le domaine, lequel (par effet ricochet) ouvre à l’exploitant ou son successeur la possibilité de solliciter une autorisation par anticipation (art. L. 2124-33, CGPPP), de poursuivre pour les ayants droit l’exploitation du fonds au moyen d’une AOT (art. L. 2124-34, CGPPP) et de présenter un successeur pour les halles et marchés uniquement (art. L. 2224-18-1, CGCT). L’absence de clientèle propre priverait, au contraire, le commerçant de cet ensemble : pas de fonds de commerce (et donc pas d’indemnisation spécifique), pas d’AOT par anticipation pour le repreneur de l’activité, pas d’AOT pour les ayants droit ni de droit de présentation.
Il est tout d’abord acquis que le « fonds » de l’article L. 2224-18-1 doit s’entendre comme un fonds de commerce (v. en ce sens l’ensemble des travaux préparatoires à l’Assemblée nationale comme au Sénat, et notamment l’intervention orale de M. Brottes le 13 fév. 2014 à l’Ass. Nat., après l’article 30) . On ne voit en effet pas de quel autre « fonds » il pourrait s’agir. Cependant, il apparaît tout aussi clairement dans les travaux préparatoires que la « cession de son fonds » de l’article L. 2224-18-1 renvoie moins à l’existence d’un fonds de commerce qu’à la reprise d’une activité, tout simplement. Cette expression ne figurait d’ailleurs pas dans la rédaction initiale et c’est un sous-amendement à l’amendement n° 125 rect. déposé du Gouvernement qui l’a introduite (n° 0298, 13 fév. 2014) . L’exposé sommaire lève toute ambiguïté : « Ce sous-amendement a tout d’abord pour objectif de clarifier le dispositif proposé par l’amendement, en raison du risque que le droit de présentation soit considéré par le juge comme une cession de fonds de commerce. Il vise également à éviter l’enrichissement sans cause d’un commerçant qui présenterait, contre rémunération, un successeur sur son emplacement sans pour autant cesser son activité. » Le pivot de ce dispositif n’est pas l’existence d’un fonds de commerce, mais la cessation d’une activité qui est qualifiée, par commodité de langage, de « fonds ». Le droit de présentation ne peut être invoqué que parce que le commerçant d’une halle ou d’un marché cesse son activité et a trouvé un repreneur qu’il souhaite présenter à l’autorité domaniale ; il n’est donc pas lié à l’existence proprement dite d’un fonds de commerce, mais à la cessation d’une activité. Les conditions posées à l’article L. 2224-18-1 sont les suivantes : le commerçant doit exercer son activité dans une halle ou un marché depuis une certaine durée (fixée par délibération), il doit être titulaire d’une AOT du domaine public (ce qui exclut les occupants sans titre ou sans titre régulier) et il doit cesser l’activité exercée sur le marché (v. circ. 15 juin 2015 relative aux activités commerciales sur le domaine public) . La liaison du droit de présentation à de l’existence d’un fonds de commerce au sens de l’article L. 2124-32-1 ne correspond pas à l’esprit des travaux préparatoires. Le critère de la clientèle propre ne peut être utilisé que pour définir si un fonds de commerce est exploité ou non sur le domaine public et non dans le cadre de la présentation du successeur d’un commerçant installé dans une halle ou un marché.
Autre signe de l’indépendance du droit de présentation et de la constitution d’un fonds de commerce : le premier était une réalité dans les faits avant d’être reconnu en 2014, autrement dit, avant la possibilité légale de l’existence du second. Les commerçants des halles et marchés ont toujours présenté, en pratique, un successeur aux maires lorsqu’ils cessaient leur activité sans que celle-ci soit examinée au prisme du fonds de commerce et de la clientèle propre. La loi Pinel se contente de formaliser la possibilité de soumettre la candidature d’une personne pour l’attribution d’un AOT. Dans le dispositif de l’article L. 2224-18-1, ce n’est pas le fonds de commerce qui importe mais le successeur. Cet article constitue seulement une dérogation ou un aménagement au caractère personnel du titre d’occupation privative du domaine public. Rien de plus.
D’ailleurs, dans les dispositifs similaires ouvrant droit à présentation d’un successeur et qui ont servi d’inspiration à l’article L. 2224-18-1, il n’est nullement fait référence à l’existence ou à la condition d’un fonds de commerce. Pour les MIN, le texte évoque simplement l’activité du commerçant (art. R. 176-24, C. com.), tout comme pour les entreprises de taxi (art. L. 3121-3, C. transp.).
La constitution d’un fonds de commerce au sens de l’article L. 2124-32-2 du CGPPP, supposant donc une clientèle propre, n’était pas requise pour que M. X. puisse légalement exercer son droit de présentation. Le maire de Vénissieux et le tribunal administratif de Lyon commettent ainsi une erreur de droit dans l’interprétation et la combinaison des textes. L’argument de l’absence de clientèle propre ne pouvait pas légalement être utilisé pour refuser les successeurs de M. X. Signalons cependant que, même si les deux articles devaient être lus conjointement, il paraît surprenant que l’existence de la clientèle propre ait été déniée au commerçant d’un marché. Outre le fait que le rapporteur public évoque des « lettres du requérant faisant état des 100 signatures de ses clients établissant la réalité d’une clientèle propre », la clientèle fréquentant les halles et marchés ne saurait se confondre avec la masse des usagers du domaine public, comme c’est le cas pour les commerces d’infrastructures (gares, aéroports ou parcs et jardins publics, v. 3ème civ., 5 avril 2018, n° 17-10.466, JCP A 2018, n° 2165, obs. Chamard-Heim) . La Cour de cassation a d’ailleurs considéré qu’un commerçant exerçant une activité de marchand ambulant sur un marché municipal – un vendeur de volailles – jouissait d’une réelle clientèle propre lui permettant de prétendre à la constitution d’un fonds de commerce. (Com., 4 février 2014, n° 12-25.528) .
Mais, tous ces débats juridiques ne changent rien à la situation de M. X. dont aucun des deux successeurs présentés n’a été agréé par le maire de Vénissieux. Qu’il soit titulaire d’une clientèle propre sur ce marché ou non, qu’il y ait un fonds de commerce ou pas, le commerçant ne disposait de toute façon pas du droit à voir son successeur reprendre son AOT. La réforme de la loi Pinel n’instaure aucune automaticité dans l’attribution des titres qui demeurent personnels, précaires et révocables. Le pouvoir de gestion domaniale n’est pas affecté par le droit de présentation et le maire conserve l’entièreté de son pouvoir d’autoriser l’occupation privative du domaine public ; il n’est pas en situation de compétence liée (CAA Versailles, 19 déc. 2019, n° 18VE02574, SARL Da Silva Manuel, CMP, mars 2020, comm. n° 096, obs. Muller) . Ainsi, le maire peut se fonder sur les critères qu’il a établis dans le cahier des charges ou le règlement du marché pour accorder ou non l’AOT à la personne présentée par le titulaire de l’autorisation (v. circ. 15 juin 2015 relative aux activités commerciales sur le domaine public). Le maire de Vénissieux pouvait donc légalement refuser les successeurs de M. X., dans la mesure où le motif est lié à un intérêt général ou au bon fonctionnement du marché (comme c’est le cas de la volonté d’assurer la diversité des commerçants sur un marché : TA Montreuil, 7 juin 2018, n° 1708994, SARL Manuel Da Silva, JCP A, 2018, n° 2195, obs. Chamard-Heim) et n’est pas discriminatoire. L’absence de clientèle n’en constituait pas un.
Commentaire reproduit avec l’aimable autorisation du JCP A. - Pour plus de détails, v. JCP A 19 oct. 2020, n° 02263.