Trois communes de la Drôme et du Rhône ont conclu des chartes d’amitié avec des autorités locales situées dans la République du Haut-Karabagh (non reconnue par la France). Pour le Tribunal administratif de Lyon, ces chartes sont un caractère administratif et sont des actions de coopération impliquant, pour les collectivités territoriales, un strict respect des engagements internationaux de la France. Une collectivité locale ne peut dès lors conclure aucun acte de coopération avec une autorité se réclamant d’un État non reconnu par la France, sous peine d’illégalité.
« L’articulation entre le rôle international de l’État, qui est par excellence l’acteur des relations internationales, et les collectivités territoriales qui mènent des actions de coopération est subtile » (Quinqueton (P.), « Action internationale et intérêt local » in Mondon (C.) et Potteau (A.) (dir.), L’action extérieure des collectivités territoriales, l’Harmattan, 2007, pp. 145-155).L’action extérieure des collectivités territoriales a longtemps ressemblé à un numéro d’équilibriste consistant pour elles à engager leurs actions de coopération sur un sentier juridique étroit tout en étant menacées de part et d’autre par des risques d’irrégularité.
Si le champ des possibles s’est élargi et sécurisé, grâce à la décentralisation et au développement d’une « diplomatie des villes » (Viltard, (Y.) « Diplomatie des villes : collectivités territoriales et relations internationales », Politique étrangère, n°3, 2010, pp. 593-604), l’action extérieure reste encerclée par des limites juridiques tenant au principe constitutionnel de souveraineté de l’État. La coopération décentralisée, limitée d’abord à des jumelages, s’est étendue à des sujets plus complexes situés aux frontières de l’action de solidarité et de la politique internationale.
C’est précisément sur ces frontières que l’on situe les trois jugements du 19 septembre 2019 rendus par le Tribunal administratif de Lyon. Étaient en cause trois chartes d’amitié conclues entre des communes françaises et des autorités locales du Haut-Karabagh. Ce territoire, enclave située entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan, fait l’objet de vifs combats depuis la chute de l’Union soviétique. A l’issue d’un référendum d’autodétermination, la région s’est proclamée indépendante le 2 septembre 1991. Mais les conflits s’enchaînent entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan, faisant jusqu’en 1994 près de 30000 morts. Engagée dans le groupe de Minsk, créé par l’Organisation de coopération et de développement économique (OCDE) en 1994, la France n’a pas reconnu l’État du Haut-Karabagh(ou Artsakh). Les enjeux géostratégiques peuvent expliquer les actions de coopération engagées entre des élus locaux français et des autorités locales du Haut-Karabagh.
Ainsi, la première charte a été signée le 18 mai 2015 entre le maire de Villeurbanne et celui de Chouchi. Elle prévoyait une coopération visant « à favoriser les échanges et les retours d’expérience, dans les domaines de la gouvernance, de l’économie, de l’éducation, de la culture et du patrimoine, du sport et de la gastronomie ». Dans un courrier du 22 février 2016, le préfet du Rhône a indiqué au maire avoir pris connaissance de la charte et l’a alerté de sa non-conformité avec l’article L. 1115-1du Code général des collectivités territoriales (CGCT). Toutefois, il n’a pas jugé utile de déférer le document devant le Tribunal administratif. Ce n’est finalement que par des courriers en date des 12 juin et 9 juillet 2019 que le préfet a demandé au maire d’abroger la charte en raison de son illégalité, la République du Haut-Karabagh n’étant pas reconnue par la France. Par un déféré en date du 12 août 2019, il a demandé au juge l’annulation de la décision du maire refusant d’abroger la charte d’amitié et de déclarer celle-ci inexistante. La commune a soulevé la tardiveté du déféré dirigé contre la charte, qui constitue à ses yeux un acte insusceptible de recours.
La deuxième charte a été signée par les maires de Décines-Charpieu et de Tchartar dans le Haut-Karabagh. Avec un contenu similaire à celle de Villeurbanne, était prévu un développement de programmes communs dans l’éducation, la culture, le sport et la solidarité. Le préfet du Rhône a pris connaissance de la charte dans un courriel du 11 décembre 2018. Après avoir formé un recours gracieux, il a déféré la décision de rejet et la charte devant le Tribunal administratif de Lyon le 14 mars 2019 en ce qu’elle ne respectait pas les engagements internationaux de la France. Pour la commune l’acte ne faisait pas grief et n’intervenait pas dans le domaine de la politique étrangère.
Enfin, la dernière charte a été conclue le 22 octobre 2018 entre la commune de Saint-Étienne et la ville de Chouchi le 21 octobre 2018 et envisageait un développement des relations dans les secteurs de l’éducation, de la culture, du sport, du commerce et de la gouvernance locale. Le préfet de la Loire a déféré la charte devant le Tribunal administratif de Lyon le 30 novembre 2018 estimant qu’elle méconnaissait l’obligation faite aux collectivités locales de respecter les engagements internationaux de la France. Pour le maire de Saint-Étienne la charte n’était pas un acte administratif.
Ces trois déférés préfectoraux posaient devant la juridiction du fond la question de la légalité des chartes qui liaient des communes françaises à des collectivités appartenant à des entités non reconnues par la France. Malgré certaines particularités du jugement concernant la commune de Villeurbanne, les trois décisions se rejoignent sur le fond.
Le Tribunal administratif de Lyon a déclaré illégales les trois chartes en annulant directement celles de Saint-Étienne et de Décines-Charpieu et en annulant la décision de refus du maire de Villeurbanne d’abroger la sienne. Le juge administratif a d’abord considéré que les chartes ne sont pas des conventions au titre du second alinéa de l’article L. 1115-1 du CGCT, mais des actions de coopération prévues au premier alinéa du même article. Par ailleurs, concernant la compétence de la juridiction administrative, le Tribunal a rappelé que le préfet peut déférer tous les actes énoncés à l’article L. 2131-6 du CGCT, y compris ceux ne faisant pas grief (C.E., 15 avr. 1996, Syndicat C.G.T. des hospitaliers de Bédarieux, n°120273, Lebon p. 130). Sur ce fondement, « le préfet défère au tribunal administratif les actes qu’il estime contraires à l’ordre public ou à la légalité ». Enfin, la France ne reconnaissant pas la République du Haut-Karabagh, il découle« de cet engagement une obligation de neutralité de la part des autorités françaises dans ce conflit ». Les chartessaluant « les démarches constantes entreprises par la population du Haut-Karabagh qui aspire et qui œuvre à la création et au développement d’une société libre, pacifique et démocratique » ont été signées en méconnaissance des engagements internationaux de la France.
En matière d’action extérieure, les assemblées délibérantes restent soumises au respect des engagements internationaux de la France. C’est en cela que ces jugements sont pertinents à étudier. S’inscrivant dans une réelle lignée jurisprudentielle (C.E., 23 octobre 1989, Commune de Pierrefitte-sur-Seine, n°93331, Lebon p. 209), ils interviennent après la circulaire du 24 mai 2018 rappelant aux préfets le cadre juridique et le contrôle de l’action extérieure des collectivités territoriales. Ce sera ici l’occasion de préciser la nature de l’action extérieure des collectivités et les limites imposées depuis les évolutions législatives intervenues depuis 2007.
Ici, le juge administratif a apporté d’utiles précisions quant à la qualification juridique des chartes d’amitiés (I) avant de préciser de manière stricte que le respect des engagements internationaux de la France est une condition indépassable pour l’action extérieure des collectivités territoriales (II).
1. – D’utiles précisions quant à la qualification des chartes d’amitié
Les trois jugements s’attachent à démontrer la compétence du juge administratif et la recevabilité du déféré préfectoral en ce que les chartes d’amitiés litigieuses revêtent un caractère administratif (A). Mais bien que n’étant pas des conventions, au sens de l’article L. 1115-1 du CGCT, les chartes d’amitié sont des actions de coopération (B).
A. – Les chartes d’amitié, des actes à caractère administratif
Dans le jugement de la commune de Saint-Étienne, le Tribunal administratif a indiqué que « compte tenu de l’identité de ses signataires et de son objet, la charte d’amitié déférée par le préfet de la Loire présente un caractère administratif et relève, par suite, de la compétence du juge administratif ». Plus loin,« il ressort ensuite de la charte d’amitié déférée qu’elle a été signée par le maire de Saint-Étienne au nom de la commune et doit être regardée comme un acte au sens des dispositions précitées ».
Le juge a usé des critères organique et matériel pour justifier « l’administrativité » des chartes d’amitié. S’agissant du premier critère, les collectivités locales sont assimilées au pouvoir exécutif et donc à l’administration. « Cette acception de la notion influe sur les conditions d'apparition d'un acte administratif » (Seiller (B.), Répertoire du contentieux administratif, Acte administratif : identification, oct. 2015 (actualisation oct. 2019), Dalloz, n° du §. 73).
La jurisprudence a très tôt considéré qu’un acte émanant d’une autorité administrative avait un caractère administratif pouvant ainsi faire l’objet d’un recours en annulation devant le Conseil d’État (C.E., 6 déc. 1907, Compagnie des chemins de fer du Nord, d'Orléans, du Midi, de l'Est et de l'Ouest, n°04244, Lebon p. 913 ; GAJA n° 17).
Mais, eu égard à leur contenu, les chartes d’amitié ne semblent pas faire grief puisque ce ne sont pas des actes décisoires. « Décrire n’est pas agir, informer n’est pas décider » (Plessix (B.), Droit administratif général, 2ème ed. LexisNexis, 2018), aussi, les chartes d’amitié se bornent à énoncer de grands principes et un développement, dans le futur, des formes de coopérations qui ne sont pas finalisées. Au même titre que les vœux ou les déclarations d’intention, elles sont dépourvues de tout effet juridique puisqu’elles ne créent aucun droit ni obligation.
Mais dans ce cas, une telle charte est-elle un vœu ou une déclaration d’intention? Les vœux sont « des souhaits qui n’emportent aucune obligation juridique et que les assemblées municipales sont en droit d’émettre pour tout ce qui regarde la collectivité mais échappe à sa compétence » (Faure (B.), Droit des collectivités territoriales, Précis Dalloz, 5ème éd. 2019, p.633). Le Conseil d’État a admis que les vœux des assemblées délibérantes ne font pas grief (C.E., Sect, 29 septembre 1997 SARL ENLEM, n°157623, Lebon p. 500) « puisqu'une telle délibération constitue non un acte faisant grief, mais un vœu insusceptible de faire l'objet d'un recours devant le juge de l'excès de pouvoir ». Au surplus, les chartes s’inscrivent dans le cadre de l’action extérieure qui est une compétence à part entière des collectivités territoriales.
En s’attardant sur son contenu, la charte d’amitié de Saint-Étienne « salue les démarches constantes entreprises par la population du Haut-Karabagh qui aspire et qui œuvre à la création et au développement d’une société libre, pacifique et démocratique ». Dernièrement, le Sénateur Pierre Ouzoulias a décrit les chartes d’amitiés comme « des déclarations d'ordre politique par lesquelles ces collectivités proclament leur attachement à l'amitié entre les peuples» (Question orale n° 0534S de M. P. Ouzoulias, JO Sénat, 22 novembre 2018, p. 5862). Ainsi, la charte s’apparente surtout à une déclaration de principes n’engagent pas juridiquement la personne publique.
Se pose enfin la question de savoir si un tel acte peut être déféré par le préfet. La réponse est la conséquence logique de la forme administrative de la décentralisation puisque les collectivités doivent se soumettre aux règles de l’État unitaire. Il en résulte que tous leurs actes, y compris ceux ne faisant pas grief, sont soumis au principe de légalité. S’inscrivant dans une jurisprudence classique, le Tribunal administratif de Lyon rappelle que l’article L. 2131-3 du CGCT donne au préfet la possibilité de déférer tous les actes qu’il estime contraires à l’ordre public et à la légalité (C.E., 28 avril 1997, Commune du Port, n°167483, Lebon p. 61). Aussi, pour cette jurisprudence le préfet a « en vertu du [sixième]alinéa de l'article 72 de la Constitution, la charge des intérêts nationaux, du contrôle administratif et du respect des lois ». Il fallait aussi savoir si les chartes étaient de vraies conventions de coopération au sens de l’article L. 1115-1 du CGCT.
B. – Les chartes d’amitié requalifiées en actions de coopération
Le juge a souligné, en l’espèce, que si « la charte n’est pas une convention relevant du second alinéa de l’article L. 1115-1 du CGCT, elle se présente en revanche comme une action de coopération au sens du 1er alinéa de cet article qui fixe le cadre général de l’action extérieure des collectivités territoriales ». Selon ce même article, les collectivités « peuvent mettre en œuvre ou soutenir toute action internationale annuelle ou pluriannuelle de coopération, d'aide au développement ou à caractère humanitaire ».
Rappelons que la convention est le support juridique privilégié pour mener des initiatives de coopération décentralisée. Si elle est aujourd’hui facultative, elle permet aux collectivités de contractualiser avec toutes autorités locales étrangères. La Commission Nationale de la Coopération Décentralisée (C.N.C.D.) rappelle, dans son guide juridique édité en juin 2019, que les collectivités sont libres d’engager des actions de coopération, d’aide au développement ou à caractère humanitaire. Cette faculté est elle-même énoncée par la Charte européenne de l’autonomie locale puisque son article 10-3 reconnaît« que les collectivités locales peuvent, dans les conditions éventuellement prévues par la loi, coopérer avec les collectivités d’autres États ». Dans les jugements commentés, l’action de coopération se lit dans l’objet des chartes prévoyant« que soit recherché un développement des relations […] dans les secteurs de l’éducation, la culture, du sport, du commerce et de la gouvernance locale ».
Mais comment définir l’action de coopération? L’article 1er du protocole n° 2 du 5 mai 1998 à la Convention-cadre de Madrid du 21 mai 1981 relative coopération transfrontalière des collectivités ou autorités territoriales relatif à la coopération interterritoriale, décrit la coopération interterritoriale comme « toute action visant à établir des rapports entre collectivités ou autorités locales de deux ou plusieurs parties contractantes, autres que les rapports de coopération transfrontalière de collectivités territoriales voisines y incluant la conclusion d’accord avec des collectivités territoriales ou autorités territoriales d’autres États ».
L’action de coopération, forme la plus souple de l’action extérieure des collectivités territoriales, s’entend ainsi comme un contact pris entre une collectivité française et une autorité locale étrangère. Les chartes litigieuses ne comportant aucun engagement précis ni d’éventuels montants prévisionnels de dépenses sont bien des actions de coopération. Elles se bornent à des déclarations de principes ne faisant naitre engagement juridique. Pour élargir, on pourrait même les voir comme des actes d’anticipation ou des actes préparatoires à de futures actions communes.
Ici, la charte d’amitié est un acte administratif définissant le cadre d’une simple action de coopération. On peut déduire de ces deux qualifications, et de manière identique aux vœux votés par les assemblées délibérantes, qu’elles peuvent être censurées par le juge administratif si « elle constitue une prise de position dans une matière relevant de la politique extérieure de la France dont la compétence appartient exclusivement à l’État » (circulaire NOR/INTB1809792C du 24 mai 2018 du ministère de l’Intérieur et du ministère de l’Europe et des Affaires étrangères).
2. – Le respect des engagements internationaux de la France, une limite indépassable pour l’action extérieure des collectivités territoriales
Les collectivités territoriales peuvent nouer des contacts et finaliser des projets avec des autorités locales étrangères tout en respectant les engagements internationaux de la France (A). Après les évolutions législatives de 2007 et 2014, l’État a rappelé le contenu d’une telle notion dans une circulaire interministérielle importante strictement interprétée par les préfets (B).
A. – La notion de respect des engagements internationaux de la France
La loi n° 2014-773 du 7 juillet 2014 d'orientation et de programmation relative à la politique de développement et de solidarité internationale, a fait de l’action extérieure une compétence pleine et entière des collectivités territoriales. Il n’est plus exigé, pour mener une action de coopération, de justifier l’existence d’un intérêt public local (C.E., Sect., 28 juillet 1995, Commune de Villeneuve-D’Ascq, n° 129838, Lebon p. 324). Philippe Weckel souligne ici que « la compétence externe des collectivités territoriales se détache de leur territoire et de leurs compétences territoriales. En abandonnant la condition du lien avec l’intérêt local, la loi attribue à ces collectivités territoriales une compétence autonome qui définit le champ de la coopération décentralisée » (Weckel (P.), L'action internationale des collectivités territoriales, Présentation de la thématique, Faculté de droit et de science politique de Nice, CERDACFF, octobre 2017). Mais l’une des limites posée à l’action extérieure des collectivités territoriales demeure bien le respect des engagements internationaux de la France.
Pour le Tribunal administratif de Lyon les chartes déférées violent les dispositions de l’article L. 1115-1 du CGCT en ce qu’elles méconnaissent les engagements internationaux de la France dans la région du Haut-Karabagh. La notion de respect des engagements internationaux s’applique à toutes les collectivités territoriales, à toutes les modalités de leur action extérieure et découle du principe de souveraineté énoncé à l’article 3 de la Constitution. Dans le cadre des lois de décentralisation de 1982, le juge constitutionnel a clairement énoncé que le respect des engagements internationaux doit être vérifié lors du contrôle de légalité exercé par le préfet. Ainsi « considérant qu'il résulte des dispositions précitées de l'article 72 de la Constitution que si la loi peut fixer les conditions de la libre administration des collectivités territoriales, c'est sous la réserve qu'elle respecte les prérogatives de l'État énoncées à l'article 3 de cet article ; que l'intervention du législateur est donc subordonnée à la condition que le contrôle administratif prévu par l'article 72, alinéa 3, permette d'assurer le respect des lois et, plus généralement, la sauvegarde des intérêts nationaux auxquels, de surcroît, se rattache l'application des engagements internationaux contractés à cette fin » (C.C., 25 février 1982, Loi relative aux droits et libertés des communes, départements et régions, n° 82-137 DC, §. 4).
Le Conseil d’État s’est aussi prononcé en 1989 (C.E., 23 octobre 1989, Commune de Pierrefitte-sur-Seine, n°93331, Lebon p. 209). À l’époque, trois communes avaient approuvé, par délibérations, des subventions au profit d’associations de solidarité avec le Nicaragua. Mais pour le juge,« l'action entreprise par le comité national “un bateau pour le Nicaragua” et par le comité “93 Solidarité Nicaragua libre”, bien qu'ayant pour but d'apporter des secours matériels à la population du Nicaragua, se fondait explicitement, en la critiquant, sur l'attitude d'un État étranger à l'égard du Nicaragua et imputait aux interventions de cet État les difficultés économiques, sanitaires et sociales de la population du Nicaragua ; qu'ainsi, en accordant des subventions à ces comités, les conseils municipaux de Pierrefitte-sur-Seine, de Saint-Ouen et de Romainville ont entendu prendre parti dans un conflit de nature politique ». Le Conseil d’État a rappelé aux collectivités locales l’illégalité d’une prise de position politique à travers une action de solidarité internationale, comme, par exemple, une critique de l’action des États-Unis vis-à-vis du Nicaragua.
Pour la C.N.C.D.« les engagements internationaux forment un bloc avec les traités et accords souscrits par la France en application de l’article 52 de la Constitution, les actes de diplomatie portant reconnaissance d’un pays, d’un gouvernement, le retrait de cette reconnaissance, la décision d’appliquer des sanctions ou des restrictions au déplacement des personnes, les résolutions du Conseil de sécurité de l’ONU ou des engagements résultant de l’appartenance de la France à l’Union européenne ». La non reconnaissance d’un État est donc un engagement international de la France.
Allant dans le même sens que les jugements commentés et sur une affaire similaire, le TA de Cergy-Pontoise a considéré que « la charte d’amitié précitée, qui a été signée par le maire d’Arnouville avec une entité rattachée à un État non reconnu par le gouvernement français, doit être regardée comme portant sur une affaire relevant de la politique internationale de la France et de son intervention dans un conflit de portée internationale, qui relève de la compétence exclusive de l’État » (T.A. Cergy-Pontoise, 29 mai 2019, Préfet du Val d’Oise, n°1902445). Cela a été dernièrement rappelé par le Gouvernement : la reconnaissance ou non d’un État par la France est un engagement international qui relève bien du seul domaine de l’État.
B. – Une stricte application de la circulaire ministérielle du 24 mai 2018
Dans les trois jugements, le Tribunal administratif de Lyon souligne que « la France s’est engagée à ne pas reconnaitre la République du Haut-Karabagh dont le statut international n’est pas établi, en l’attente du règlement du conflit. Découle en particulier de cet engagement une obligation de neutralité de la part des autorités françaises dans ce conflit ». On déduit ici que l’obligation de neutralité s’applique aussi bien aux autorités de l’État qu’aux collectivités territoriales.
Le Tribunal administratif de Lyon offre ainsi aux préfets le bénéfice d’une lecture stricte de la circulaire des ministres de l’intérieur et de l’Europe et des affaires étrangères du 24 mai 2018 et remplaçant celle du 2 juillet 2015. Elle fait état « de points de vigilance à observer de la part des préfets dans le cadre de leur contrôle de légalité de ces actes en vue d’assurer une sécurité juridique tant à l’égard des dispositions législatives et constitutionnelles que des principes dégagés par la jurisprudence ». Les ministres rappellent « qu’une collectivité ne saurait enfreindre ni les intérêts de la Nation, ni les pouvoirs constitutionnels du Président de la République et du gouvernement en matière de conduite de la politique étrangère de la France ». Il est aussi précisé «l’impossibilité de conclure une convention avec un État étranger ou une entité non reconnue par le gouvernement français ».
La circulaire place le respect des engagements internationaux en tête des principes à respecter par les collectivités locales qui ne peuvent donc se lier par convention ou sous quelle forme que ce soit à des autorités locales étrangères établies dans un cadre institutionnel non reconnu par la France. La circulaire du 2 juillet 2015, explicitaient clairement « qu’il est interdit aux collectivités territoriales de conclure des conventions de coopération avec des entités non reconnues par le Gouvernement français telles que le Haut-Karabagh, la Crimée, ou les entités se présentant comme leurs collectivités territoriales ». On le voit nettement, si la volonté de l’État a bien été de développer une « diplomatie démultipliée » (Laignel (A), rapport sur l’action extérieure des collectivités territoriales françaises nouvelles approches…nouvelles ambitions, 23 janvier 2013) cela oblige « simplement les collectivités territoriales à ne pas interférer avec la politique étrangère étatique » (Combeau (P.), « Action extérieure des collectivités territoriales », Jurisclasseur administratif, Fasc. n° 129-40).
Si les préfets du Rhône et de la Drôme n’ont fait qu’appliquer les directives gouvernementales, il pourrait, toutefois, émerger, ici, une tension entre le principe de libre administration des collectivités territoriales et celui de respect des engagements internationaux. Comment une charte d’amitié peut-elle méconnaitre les engagements internationaux de la France alors qu’elle ne créé aucun engagement juridique ? Pour Philippe Weckel il s’agit surtout« de ne pas placer l’État en défaut de ses obligations internationales » (Weckel (Ph.), préc.). Mais on constate que certaines collectivités territoriales ont déjà annoncé poursuivre leurs actions de coopération. En ce sens, un vœu du Conseil régional Auvergne-Rhône-Alpes, voté le 20 novembre 2019, soutient les collectivités ayant conclu des chartes d’amitiés avec des autorités locales du Haut-Karabagh. Ainsi, « la Région réaffirme son amitié historique avec la famille franco-arménienne, ici et là-bas. La Région s’engage à soutenir tout particulièrement les collectivités qui coopèrent avec la République d’Arménie et avec la République d’Artsakh ». Outre les principes juridiques rappelés avec justesse par le Tribunal administratif de Lyon, c’est la dimension politique qui domine à présent les débats entre l’État et les élus locaux.
Les coopérations des collectivités territoriales avec des autorités locales étrangères participent pleinement à l’action extérieure de la France et au développement des relations transfrontières (jumelages, partenariats économiques, échanges culturels, subventions en matière d’éducation ou de rénovation de sites, etc.) . Néanmoins, ces actions doivent respecter la politique étrangère de la France. Le juge administratif annule les conventions conclues en méconnaissance des engagements internationaux de la France, spécialement lorsque l’autorité étrangère se revendique d’une entité non reconnue par la France comme Etat indépendant. Les collectivités territoriales ne peuvent s’affranchir du respect des engagements internationaux de la France, sous peine de voir lesdits actes administratifs annulés. Un risque réel d’engagement de la responsabilité de la France en droit international du fait de l’action de ces collectivités territoriales existe. Le sujet soulève d’intéressantes questions de rapports entre ordres juridiques internes et internationaux.
La coopération décentralisée assurée par les collectivités territoriales avec des autorités étrangères est peu abordée en doctrine et ne fait que rarement l’objet de décisions juridictionnelles. Pourtant son étude est intéressante tant par les enjeux d’une telle coopération (économiques, sociaux, culturels, environnementaux, en termes de développement ou de visibilité) que par ses aspects juridiques, ou encore par les rapports entre ordres juridiques qu’elle implique. Il peut s’agir d’organiser ensemble des événements culturels de partage, de subventionner la rénovation d’un site culturel à l’étranger ou d’organiser des échanges scolaires, etc. Le phénomène est d’ampleur. Il suffit de rappeler que ce sont entre 700 millions et un milliard d’euros qui sont consacrés à l’action extérieure menée par les collectivités territoriales françaises, que près de 4 700 d’entre elles (dont 80% de communes) sont liées par 10 440 partenariats avec près de 8 150 collectivités étrangères (voir davantage de données sur https://www.diplomatie.gouv.fr/fr/politique-etrangere-de-la-france/action-exterieure-des-collectivites-territoriales/les-chiffres-cles-de-l-aect/) .
Néanmoins, cet important volume de coopération décentralisée n’a engendré que peu de contentieux. Nous avons recensé seulement une trentaine de jugements de tribunaux administratifs, moins d’une dizaine d’arrêts de cours administratives d’appel et encore moins de décisions du Conseil d’État relatifs à cette matière. Pourtant, l’année 2019 a été exceptionnellement riche en ce sens puisque huit jugements ont été rendus par les tribunaux de Cergy-Pontoise, Grenoble ou Lyon, et tous à propos de coopérations similaires établies par des collectivités françaises avec des entités situées au Haut-Karabagh, zone faisant actuellement l’objet d’un conflit entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan.
Ce sont ici les deux jugements rendus par le Tribunal administratif de Lyon en date du 19 septembre 2019 (T.A. Lyon, Préfet de la Loire c/ Commune de Saint-Étienne, n° 1808761 et Préfet du Rhône c/ Commune de Décines-Charpieu, n° 1901999) qui feront l’objet de la présente réflexion (un jugement n° 1906373 en date du 17 octobre 2019 du même Tribunal, à propos de faits similaires dans une affaire opposant le Préfet du Rhône à la Commune de Villeurbanne, emporte les mêmes observations que celles présentées ici) . C’est par déféré préfectoral que le T.A. a été amené à se prononcer sur les demandes d’annulation des « chartes d’amitié », conclues respectivement les 21 octobre 2018 entre le maire de la commune de Saint-Étienne et celui de Chouchi et, le 25 septembre 2017 entre ceux des communes de Décines-Charpieu et Tchartar, pour développer les relations entre ces villes et mettre en place des programmes communs, en particulier dans les secteurs de l’éducation, de la culture, du sport mais également pour la première dans ceux du commerce et de la gouvernance locale et pour la seconde de la solidarité. Sans entretenir de suspense, nous pouvons dès à présent révéler que le Tribunal a annulé chacune de ces chartes, aux conclusions conformes du rapporteur public mais pour un moyen différent (v. les conclusions du rapporteur public, que nous remercions pour leur transmission, publiées au BJCL n° 09/19, pp. 601-606). Les autres tribunaux saisis en 2019 à propos de chartes d’amitié similaires ont également annulé ces chartes ou les ont déclarées nulles et non avenues. Un appel a été interjeté pour chacun des jugements du T.A. de Lyon, encore pendant au moment d’écrire ces lignes.
Quoi qu’il en soit de l’issue de ce recours, ces jugements sont intéressants à plusieurs égards car ils soulèvent des questions qui ne sont pas clairement tranchées par la jurisprudence. Il en va ainsi de la compétence du juge administratif pour connaître d’un tel acte, de sa qualification comme acte faisant ou non grief ou encore de la possibilité pour le préfet de saisir le juge d’un déféré préfectoral, questions auxquelles la défense des communes concernées apporte une réponse négative. Savoir si un tel acte fait ou non grief est évidemment une question de recevabilité importante, certains prétendant notamment que les chartes en litige ne sont que des déclarations d’intention n’emportant pas d’engagement. Les tribunaux saisis en 2019 ont adopté des positions variables à ce sujet même s’ils convergent tous : le déféré est recevable. En effet, certains affirment qu’il s’agit d’un acte faisant grief dans la mesure où les communes « s’engagent réciproquement dans le cadre d’une nouvelle coopération devant favoriser les échanges et les retours d'expérience dans des domaines variés » (T.A. Cergy-Pontoise, 29 mai 2019, Préfet du Val d’Oise, n° 1902445) ; d’autres laissent entendre que cette « simple déclaration d’intention signée par deux communes » ne fait pas grief et n’est pas susceptible de recours mais qu’il « en va différemment lorsque la loi en dispose autrement », comme c’est le cas lorsqu’elle autorise le préfet à déférer les actes qu’il estime contraires à l’ordre public ou à la légalité, ce qui est le cas en l’espèce (T.A. Lyon, n° 01808761, préc., §. 6) ; d’autres tribunaux, enfin, n’ont pas directement répondu au moyen soulevé en ne se prononçant pas sur la recevabilité du recours mais en décidant que l’acte était nul et non avenu (T.A. Grenoble, 6 juin 2019, Préfet de la Drôme, n° 1805726) . Tous les jugements concernés en 2019 étant rendus à la suite d’un déféré préfectoral, la question de la qualification est immédiatement moins décisive pour l’espèce mais n’en demeure pas moins posée, non tranchée et lourde de conséquences. En effet, selon que de tels actes sont qualifiés comme faisant ou non grief, le recours en excès de pouvoir est valablement ouvert ou non aux administrés ayant un intérêt à agir, ce qui permettrait un contrôle de légalité moins dépendant de la vigilance exercée par le préfet. Il reste que ces actes administratifs visent à engager des relations nouvelles entre les communes parties à ladite charte pour mener des actions collectives concrètes, parfois même en matière de gouvernance locale (T.A. Lyon, n° 01808761, préc.), susceptibles d’engager des financements. Dès lors, la qualification d’acte faisant grief pourrait ne pas paraître erronée. Toute intéressante que soit cette question, elle ne sera pas abordée davantage dans le présent commentaire. Il en va de même pour celle de savoir si la signature d’une telle charte d’amitié relève de la compétence du seul maire, en l’absence de toute délibération des conseils municipaux. Ce moyen était le seul retenu par le rapporteur public pour conclure à l’annulation mais il n’a pas été traité par le T.A. de Lyon, qui a appliqué le principe de l’économie de moyens, ni par les autres jugements similaires. Ces questions, bien qu’intéressantes, relèvent des compétences et modalités de prise de décision au sein des collectivités territoriales en la matière et des règles du contentieux administratif mais ce n’est pas l’angle d’approche retenu ici.
C’est bien plutôt sur la question transcendante de l’interaction de ces coopérations décentralisées avec la politique étrangère de la France que nous concentrerons la réflexion. Dans les affaires commentées, c’est le point dirimant tout autant d’ailleurs que dans les autres jugements de 2019. C’est que ces coopérations ont vocation à se matérialiser, en grande partie, à l’étranger alors même que la détermination de la politique extérieure est une prérogative attribuée à l’exécutif par la Constitution. Cela soulève ainsi la question de savoir comment articuler l’action décentralisée des collectivités territoriales avec la politique étrangère de la France. Ce point d’équilibre est indispensable sans pour autant être aisé à déterminer. Ce sujet permet donc d’interroger, par un abord peu observé, les rapports entre des ordres juridiques différents (ordres interne et international) et des actes juridiques relevant d’ordres différents (décision administrative locale et engagement international de la France). Pour ce faire, il sera d’abord nécessaire de rappeler le cadre juridique applicable à la coopération décentralisée (1.), puis de déterminer l’indispensable respect des engagements internationaux de la France par les collectivités territoriales (2.). Enfin, il faudra relever un aspect jusqu’à présent ignoré dans les décisions ou en doctrine : celui du risque d’engagement de la responsabilité internationale de la France en droit international du fait des collectivités territoriales (3.), risque qui ne doit pas être négligé.
1. Le cadre juridique applicable à la coopération décentralisée
La détermination de la politique étrangère de la France est exclusivement confiée au pouvoir exécutif. La Constitution est claire en ce sens quant aux prérogatives du Président de la République (« garant de l’indépendance nationale, de l’intégrité du territoire et du respect des traités » selon l’article 5, seul à pouvoir accréditer les ambassadeurs selon l’article 14, ou bien entendu à pouvoir négocier et ratifier les traités au sens de l’article 52) et quant à celles du Gouvernement (qui « détermine et conduit la politique de la Nation » selon l’article 20) . Si les collectivités territoriales s’administrent librement au sens de l’article 72 de la Constitution, elles ne peuvent le faire que dans les limites de leurs compétences. La combinaison de ces dispositions entraîne donc le nécessaire respect d’un principe de neutralité de l’action des collectivités territoriales à l’égard de la politique étrangère de la France.
Savoir si les collectivités territoriales disposent d’une compétence en matière de coopération décentralisée est longtemps resté sans réponse claire alors même que les jumelages se sont largement développés depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. L’appareil législatif a évolué afin d’encadrer ces activités. Ce sont essentiellement trois lois qui sont venues progressivement dessiner le cadre juridique applicable tel que prévu dans le Code général des collectivités territoriales (CGCT). Une loi d’orientation relative à l’administration territoriale de la République (n° 92-125 du 6 février 1992) prévoit la possibilité pour les collectivités de conclure des conventions dans les limites de leurs compétences et du respect des traités internationaux. Elle reconnaît ainsi que la coopération décentralisée n’est pas incompatible avec le monopole de l’État dans le domaine international mais exige une clause de compétence pour agir. Ces coopérations restent donc essentiellement soumises à l’existence d’un intérêt local. À la suite d’un rapport du Conseil d’État (« Cadre juridique de l’action extérieure des collectivités locales », EDCE 2006), l’adoption de la loi dite « Thiollière » (loi n° 2007-147 du 2 février 2007 relative à l'action extérieure des collectivités territoriales et de leurs groupements) lève un obstacle à cette coopération en attribuant compétence aux collectivités territoriales en matière de coopération et d’aide au développement. Cette loi exige toujours le respect des engagements internationaux et la conclusion d’une convention avec une autorité locale étrangère pour que la coopération soit légale. Enfin, une loi de 2014 (n° 2014-773 du 7 juillet 2014 d'orientation et de programmation relative à la politique de développement et de solidarité internationale) abandonne l’exigence de procéder par voie conventionnelle avec l’autorité locale étrangère, cette voie étant utilisée seulement le cas échéant. Ainsi, l’article L. 1115-1 du CGCT dispose aujourd’hui que « [d]ans le respect des engagements internationaux de la France, les collectivités territoriales […] peuvent mettre en œuvre ou soutenir toute action internationale […] de coopération, d’aide au développement ou à caractère humanitaire. À cette fin, les collectivités territoriales […] peuvent, le cas échéant, conclure des conventions avec des autorités locales étrangères. Ces conventions précisent l’objet des actions envisagées et le montant prévisionnel des engagements financiers […] ». Le cadre juridique interne paraît ainsi bien délimité.
Le droit international pourrait également trouver directement à s’appliquer mais il n’est - curieusement en cette matière - quasiment jamais invoqué. La Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales a pu être utilisée par la défense de certaines communes, spécialement son article 10 au soutien d’une liberté d’expression du maire, mais a été rapidement écartée par le juge au motif que cette liberté ne trouve pas à s’appliquer dans le cadre d’une demande « d’annulation d’un acte, émanant de cette collectivité, qui n’est pas la seule expression d’une opinion » (T.A. Grenoble, n° 1805731, préc., §. 2) . Par ailleurs, d’autres conventions du Conseil de l’Europe pourraient plus utilement trouver à s’appliquer dans ce domaine qui est un axe fort de l’action de cette organisation internationale pour « réaliser une union plus étroite entre ses Membres afin de sauvegarder et promouvoir […] leur patrimoine commun » (art. 1er du Statut du Conseil de l’Europe) . Nous songeons ici particulièrement à la Charte européenne de l’autonomie locale de 1985 et à la Convention-cadre européenne sur la coopération transfrontalière des collectivités ou autorités territoriales de 1980, même si l’applicabilité directe peut être discutée. Il n’est pas rare que des instruments internationaux pertinents ne soient pas invoqués devant le juge administratif, ce qui nous paraît regrettable.
La coopération décentralisée peut donc opérer dans un large champ de domaines mais elle exige toujours le respect des engagements internationaux de la France.
2. L’indispensable respect des engagements internationaux de la France
La politique étrangère de la France est fixée par le pouvoir exécutif. Elle est définie à l’échelle nationale et peut être déclinée à l’échelle locale (v. Livre blanc Diplomatie et territoires, Documentation française, 2017, p. 33) . Cela signifie qu’il ne peut y avoir d’intrusion dans cette politique étrangère. Les collectivités territoriales peuvent développer des coopérations avec des autorités locales étrangères si et seulement si cela s’inscrit dans la continuité de la politique extérieure fixée par l’exécutif. Le Conseil d’État a eu l’occasion de préciser que ces conventions « ne constituent pas des engagements internationaux au sens du titre VI de la Constitution [et] ne sauraient déroger aux règles de légalité interne. [Les collectivités territoriales doivent donc respecter] les limites de leurs compétences et les engagements internationaux de la France » (C.E., Section de l’Intérieur, avis du 25 octobre 1994, n° 356381) . Les collectivités territoriales ne peuvent donc pas, par de telles coopérations, s’affranchir des engagements pris par la France et entreprendre des actions qui les méconnaîtraient. Cela rejoint le principe de neutralité du service public.
Si la règle est claire, la difficulté est de déterminer si l’acte administratif méconnaît des engagements internationaux. Cet aspect de la coopération décentralisée est rarement présent dans le contentieux déjà mince en la matière. Néanmoins, le juge administratif a pu annuler des actes de collectivités territoriales qui prenaient ouvertement une position contraire aux engagements internationaux de la France, par exemple en suspendant un drapeau palestinien devant l’hôtel de ville aux côtés des drapeaux français et européen (T.A. Lyon, 6 juill. 2011, Préfet du Rhône, n° 1102501), en décernant le titre de citoyen d’honneur à une personne condamnée à la réclusion à perpétuité en Israël tout en réclamant sa libération comme prisonnier politique palestinien et appelant les autorités françaises à accélérer la reconnaissance de l’État palestinien (C.A.A. Versailles, 19 juill. 2016, Commune d’Aubervilliers, n° 15VE02895), ou encore en accordant une subvention à un fonds à caractère humanitaire initié par des associations ayant ouvertement « pris politiquement parti sur le conflit entre Israël et la Palestine », la délibération litigieuse procédant « directement d’une prise de position de la majorité municipale dans un conflit de nature politique » (T.A. Marseille, 27 avril 2010, Assoc. des contribuables d’Aubagne, n° 0902358) .
Cette règle fondamentale est au cœur des jugements commentés et de tous ceux de 2019. Les chartes d’amitié litigieuses ont été conclues avec les représentants de collectivités situées sur le territoire du Haut-Karabagh. Il s’agit d’un territoire peuplé d’Arméniens, autoproclamé indépendant en 1991 après la chute de l’URSS alors qu’il est situé sur le territoire de l’Azerbaïdjan. Cette tentative de sécession, soutenue par l’Arménie, n’a jamais été reconnue par les autres États. Depuis lors, un conflit armé d’intensité variable perdure. La France n’a jamais reconnu le Haut-Karabagh comme État indépendant et co-préside le « groupe de Minsk » créé par l’Organisation pour la Sécurité et la Coopération en Europe (OSCE) en 1995 pour permettre une médiation entre les parties prenantes. Les plus hautes autorités françaises ont maintes fois réitéré cette position claire, le rôle de médiateur exigeant particulièrement une neutralité. Une circulaire conjointe des ministres de l’Intérieur et de l’Europe et des affaires étrangères, en date du 2 juillet 2015, a rappelé aux préfets que de telles conventions ne peuvent être conclues avec des entités non reconnues par la France et plus particulièrement que, dans le cas du Haut Karabagh, la France prône la recherche d’une solution négociée et amiable permettant le respect tant de l’intégrité territoriale de l’Azerbaïdjan que du droit à l’autodétermination des habitants du Haut-Karabagh (V. notamment J.-M. Germain, Question écrite à l’Assemblée nationale n° 096594, J.O.A.N., 14 juin 2016, p. 5185) . Nombre de déclarations officielles ont été rappelées par le rapporteur public dans ses affaires. Pourtant, il écarte dans ses conclusions ce moyen d’illégalité interne pour méconnaissance des engagements internationaux, le considérant mal fondé.
Est-ce que lesdites conventions de coopération méconnaissent les engagements internationaux de la France ? Le T.A. de Lyon a, ici comme d’autres ailleurs, jugé que les maires ont ainsi « entendu nouer des relations avec une collectivité territoriale relevant d’une entité non reconnue par la France et dont l’existence et la reconnaissance sont l’objet d’un conflit international [Ces chartes ont donc été signées] en méconnaissance des engagements internationaux de la France » (T.A. Lyon, n° 1808761, préc., §. 9) . Nous suivons en ce sens le tribunal de Lyon.
L’engagement international de la France est ici sans ambiguïté : pas de reconnaissance de l’entité du Haut-Karabagh comme État indépendant. Cela ne signifie évidemment pas que l’existence de la zone géographique et de la population qui y réside seraient « purement et simplement gommées sur les cartes géographiques officielles » (contra. V. conclusions du rapporteur public précitées, p. 604) . En droit international, une reconnaissance d’État est un engagement juridique tendant à considérer l’entité reconnue comme son alter ego en droit, à savoir qu’une autorité exerce un contrôle effectif sur un territoire et une population et les représente sur la scène internationale. Une telle reconnaissance est un acte unilatéral d’un État qui permet d’établir des relations juridiques entre deux États. À défaut, cela ne signifie pas que l’existence du territoire ou de la population est niée, mais seulement qu’on nie à l’entité qui la revendique la qualité d’État souverain. Il suffit ici de rappeler que la France ne reconnaît pas la Corée du Nord, sans qu’il s’agisse de nier l’existence de cette zone géographique ni de sa population.
Conclure une convention avec une entité étrangère, même locale, revient à reconnaître qu’elle exerce une autorité politique et juridique, un contrôle, sur une portion de territoire et la population qui réside sur cette zone. Cela participe d’une reconnaissance d’État, qui peut tout à fait être implicite en droit international. Lorsque cette entité n’est pas reconnue par la France, cela revient alors à méconnaître la politique étrangère de la France. Il suffit pour s’en convaincre d’imaginer la même convention conclue avec un représentant de l’État islamique. Il n’y aurait guère débat pour savoir si elle serait contraire aux engagements internationaux de la France ou à la neutralité du service public. Bien que ces deux entités ne soient pas comparables, la reconnaissance d’État par la France leur fait néanmoins défaut à toutes deux.
Les maires concernés ayant conclu de telles conventions en pleine connaissance de la position officielle française à l’égard du Haut-Karabagh, ils ont alors méconnu les engagements internationaux de la France. Dès lors, le juge a annulé les actes litigieux (d’autres ont même considéré que ces conventions étaient nulles et non avenues, V. T.A. Grenoble, 6 juin 2019, n° 01805726), dès lors qu’ils méconnaissent les exigences posées par les normes du droit interne. Il faut enfin ajouter que ce ne sont pas les seules normes qui peuvent être atteintes par de telles conventions.
3. Le risque d’engagement de la responsabilité internationale de la France du fait des collectivités territoriales
Bien que cette question soit ignorée des contentieux étudiés, le risque est réel. Rappelons qu’en droit international, un État peut engager sa responsabilité internationale lorsqu’un fait internationalement illicite lui est imputable et cause un dommage à un autre État. Lorsqu’un État a pris l’engagement, même unilatéralement, de ne pas reconnaître une entité comme étant un État, alors il est tenu de respecter cet engagement. Ce dernier a créé des droits pour les États tiers, en l’occurrence celui dont l’intégrité territoriale est menacée par les revendications de sécession. À défaut, cet État peut engager la responsabilité internationale de l’auteur du fait illicite afin d’obtenir la cessation du fait illicite et la réparation du dommage ainsi causé.
Or il existe en droit international le principe important d’unité de l’État selon lequel le comportement de tout organe de l’État constitue un fait de l’État. Cela signifie que dès lors que le fait illicite est commis par un organe de l’État, quel qu’il soit, alors la responsabilité de l’État lui-même peut être engagée dans l’ordre juridique international. C’est ainsi qu’un État est responsable du fait internationalement illicite commis par ses démembrements, comme ses régions ou ses États fédérés (principe du droit international reconnu depuis la sentence arbitrale Montijo (Tribunal arbitral, 25 juillet 1875, États-Unis c./ Colombie).
Il en ressort pour nos espèces que les conventions conclues par les collectivités territoriales de la République française sont des actes de l’État lui-même dans l’ordre juridique international. Alors que la France s’est engagée à ne pas reconnaître l’accession du Haut-Karabagh à l’indépendance par un processus de sécession non pacifique ni accepté par l’Azerbaïdjan – cela nuirait évidemment à sa position de médiateur dans ce conflit –, son engagement international pourrait sembler méconnu par lesdites conventions. Ces dernières pourraient être constitutives d’une reconnaissance d’État, celle-ci pouvant être implicite en droit international. Cela pourrait donc ouvrir la voie à l’Azerbaïdjan pour engager la responsabilité internationale de la France pour méconnaissance de ses engagements internationaux à son égard, précisément du fait des collectivités territoriales parties à ces conventions. Les conséquences juridiques et diplomatiques de telles conventions sont dès lors bien plus vastes qu’il n’y paraît au premier regard.
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La coopération décentralisée est un formidable outil de développement culturel, social ou économique et de solidarité internationale. Nous sommes convaincue que la construction d’une société internationale pacifiée passe par un rapprochement des peuples et de leurs dirigeants qui doit se faire par l’échelon local et ne pas être réservé aux salons feutrés des diplomates. C’est pourquoi ces actions extérieures sont précieuses. Pour autant, elles doivent être encadrées pour ne pas être contre-productives dans cet effort. Elles permettent de concrétiser dans le paysage proche et quotidien des populations les engagements pris par leurs États. Le juge administratif est le gardien de leur respect et, d’une certaine manière, du respect par la France de ses engagements internationaux.
La matière souffre pourtant d’un manque de jurisprudence permettant d’en clarifier certains aspects. Les voies de recours exercés contre les jugements commentés pourraient utilement permettre d’obtenir une jurisprudence claire sur plusieurs des points évoqués ici. Quoi qu’il en soit, la coopération décentralisée est propice pour illustrer sous un jour différent les rapports entre ordres juridiques et rappeler l’importance de leur bonne maîtrise. Par ailleurs, nous relevons avec intérêt qu’elle a ici été l’occasion de consacrer comme engagement international une norme internationale qui n’est pas un traité au sens de l’article 55 de la Constitution, ni une coutume internationale. Ce serait donc l’occasion de reconnaître qu’une norme internationale issue d’un acte unilatéral peut s’imposer et conduire à annuler un acte administratif contraire. L’apport de la coopération décentralisée aux rapports entre ordres juridiques et à son appréhension par le juge administratif français serait en ce sens particulièrement intéressant.