Compétence du ministre pour modifier le contenu de l’enseignement confié à un professeur de chaire supérieure

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Décision de justice

CAA Lyon, 5ème chambre – N° 18LY01882 – Mme X. c / Ministre de l’Education nationale – 30 janvier 2020 – C+

Les articles 1 à 3 de l'arrêt sont annulés en cassation : CE, 20 juin 2022, N° 440778, B et affaire renvoyée à la CAA de Lyon sous le n° 22LY01864

Juridiction : CAA Lyon

Numéro de la décision : 18LY01882

Numéro Légifrance : CETATEXT000041548456

Date de la décision : 30 janvier 2020

Code de publication : C+

Index

Mots-clés

Statut des professeurs de chaires supérieures, Décret 68-503 du 30 mai 1968 portant statut particulier des professeurs de chaire supérieure, Professeur de chaire supérieure, Compétence du ministre, Incompétence du recteur, Pouvoirs du chef d’établissement, R. 421-10 du code de l’éducation

Rubriques

Fonction publique, Actes administratifs

Résumé

La décision d’un proviseur de lycée a modifié le service d’enseignement assuré par un professeur agrégé, en lui attribuant des enseignements de sa discipline en classe préparatoire de première année de physique et sciences de l’ingénieur (PSI) et en lui retirant certains des enseignements qu’elle assurait en classe de 2PSI « étoile ». La décision a eu pour effet de réduire les heures d’enseignement accomplies par l’intéressé au-delà de ses obligations statutaires et ainsi sa rémunération effective.

Il résulte des articles 1er, 2 et 6 du décret n° 68-503 du 30 mai 1968, de l’arrêté du 24 octobre 1994 fixant la liste des disciplines pour lesquelles peuvent être créées des chaires supérieures instituées par le décret n° 68-503 du 30 mai 1968 et de l’article R. 421-10 du code de l’éducation que le proviseur du lycée où est affecté un professeur de chaire supérieure est compétent pour fixer et, le cas échéant, modifier le service d’enseignement assuré dans sa discipline par ce professeur dans le lycée, dans le respect de son statut de professeur de chaire supérieure. En retirant à celui-ci les enseignements magistraux qu’il assurait dans une classe 2PSI « étoile » et en lui attribuant, toujours en classe préparatoire, des enseignements en première année, le proviseur n’a pas 1) « modifié la chaire » sur laquelle l’intéressé avait été affecté et 2) ainsi incompétemment modifié son affectation, mais s’est borné à lui attribuer un nouveau service d’enseignement dans sa discipline.

30-02-02-02, Enseignement et recherche, Questions propres aux différentes catégories d'enseignement, Enseignement du second degré, Personnel enseignant, Professeur de chaire supérieure, Décision du proviseur du lycée d’affectation modifiant son service d’enseignement en classe préparatoire, Décision modifiant la chaire d’affectation.

Kafka à la Cour, ou la revanche de K.

Xavier Mignot

Diplômé de l’Université Jean Moulin Lyon 3 en Droit et en Lettres classiques

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DOI : 10.35562/alyoda.6592

Les chefs d’établissement, s’ils peuvent modifier le service de leurs enseignants, sont en revanche radicalement incompétents pour modifier leur affectation telle qu’elle résulte d’un arrêté ministériel. La Cour de Lyon censure ici un tel excès de pouvoir.

Si le génie d’un écrivain repose sur son aptitude à la divination, voici un arrêt qui consacre peut-être celui de Kafka.

Dans Le Château, l’arpenteur K., pour qui on n’a point d’ouvrage, obtient du maire une misérable place de concierge dans l’école du village, sous l’autorité de l’instituteur, qui l’administre. Bientôt remercié par ce dernier pour avoir enfreint les règlements, K. ne désarme pas et argue d’incompétence : « Je ne bougerai pas d’une semelle », dit-il à l’instituteur. « Vous êtes mon supérieur, mais non celui qui m’a donné le poste : c’est de M. le Maire que je le tiens, je n’admets de congé que de lui » (chapitre XII, in Œuvres complètes, trad. Vialatte, t. I, Paris : Gallimard, « bibl. de la Pléiade », 1976, p. 628).

Telle est à peu près la mésaventure que vient de connaître cette professeure de chaire supérieure enseignant au Lycée du Parc à Lyon. Affectée par son ministre en classe préparatoire « 2PSI étoile » (2nde année de Physique & Sciences de l’ingénieur, étoile), elle avait rapidement rencontré des difficultés, puis fait l’objet d’une inspection, à la suite de quoi le proviseur du lycée lui avait retiré sa classe « étoile ». Après un recours hiérarchique infructueux devant la rectrice, elle attaque la décision au contentieux, perd au tribunal administratif, et gagne à la Cour, qui dans cet arrêt du 30 janvier 2020 sanctionne l’incompétence matérielle du proviseur : seul le ministre, constate-t-elle, pouvait lui retirer ce qu’il lui avait précédemment accordé.

La solution doit être approuvée. L’erreur du proviseur a été de se laisser enfermer dans le schéma classique et majoritaire, quod plerumque fit, où les enseignants sont affectés par le ministre dans un établissement, puis répartis par le chef d’établissement parmi les différentes classes. Il en allait tout autrement ici. La requérante, professeure de chaire supérieure, avait été affectée, sinon à des classes déterminées, du moins à un certain type de classes, qui formait précisément sa chaire : une classe « étoilée », c’est-à-dire, dans le jargon de ce milieu, une classe composée des meilleurs élèves, dont les aptitudes supérieures doivent leur permettre, grâce à une préparation particulièrement musclée, d’être reçus aux concours les plus sélectifs (ENS, X, etc.). Aussi, le proviseur, en privant cette enseignante de sa classe « étoile », n’a pas simplement modifié son service (ce qu’il était habilité à faire : C. éduc., art. R.421-10) ; il a modifié, incompétemment, son affectation telle qu’elle avait été fixée par le ministre.

On a pu dire que l’incompétence est « la mère de tous les vices » (A. Bretonneau, concl. sur C.E., Ass., 18 mai 2018, Fédération des finances et des affaires économiques de la CFDT ; RFDA 2018, p. 649) . On sait la sévérité de son régime : le moyen est d’ordre public ; il est imperméable à la « danthonysation » et échappe à l’inopérance CFDT Finances. Mais chez Kafka, l’éclatement des compétences, et les incompétences qui en résultent, sont l’expression même de l’absurdité administrative : rien peut-être n’a davantage encouru l’ironie sombre du Tchèque. Qu’on lise surtout L’Oublié, son premier roman, où le jeune Karl, tombant progressivement du tout au néant, finit par se faire engager dans un étrange théâtre. Seulement voilà : pas de guichet unique ; il faut s’adresser au bon secrétariat. Celui des ingénieurs décline sa compétence et renvoie Karl au « secrétariat pour gens possédant des connaissances scientifiques », lequel, apprenant qu’il avait suivi les cours d’une école supérieure, le renvoie à son tour devant le « secrétariat pour anciens élèves d’école supérieure ». « Mais lorsque Karl eut expliqué, dans cette nouvelle section, que l’école supérieure qu’il avait fréquentée était un établissement européen, on se déclara une fois de plus incompétent et on le fit conduire au secrétariat pour anciens élèves d’écoles supérieures européennes » (éd. préc., p. 245) . En fait, le théâtre acceptait tous les candidats ; il n’y en avait d’ailleurs presque aucun excepté Karl. C’est un exemple où les règles de compétence ont un caractère purement formel et ne peuvent avoir aucune incidence sur le contenu même de la décision.

La caricature ne doit pas abuser. En principe, les règles de compétence garantissent la qualité de la décision rendue. Reste que la compétence ressortit à la seule légalité externe et c’est en vain qu’on a quelquefois voulu la rattacher à la légalité interne : on peut être incompétent et néanmoins prendre une excellente décision, opportune et conforme au droit dans sa propre portée normative. C’est d’ailleurs ce qui a conduit le Conseil d’Etat à apprécier très lestement la compétence dans des circonstances exceptionnelles (C.E., 28 juin 1918, Heyriès ; Lebon p. 651 ; S.1922.3.49, note M. Hauriou ; GAJA, 20e éd., 2015, n° 030 : compétence extraordinaire du pouvoir réglementaire pour suspendre l’exécution d’une loi) . Il n’est pas impossible que la compétence matérielle doive un jour, dans une certaine mesure, céder encore du terrain face au puissant mouvement d’affaiblissement de la légalité externe qui caractérise la physionomie contemporaine du contentieux administratif.

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