Par délibération du 20 juin 2016 la commune de Grenoble a profondément modifié la réglementation du stationnement sur la voie publique, notamment pour les résidents, usagers de la voirie qui bénéficient d’une tarification plus favorable puisqu’ils peuvent choisir de s’acquitter d’un forfait mensuel, au lieu de s’acquitter quotidiennement de la redevance de stationnement.
Ce que la délibération attaquée intitule ticket résident mensuel ne constitue pas une nouveauté pour la ville de Grenoble, puisque ce forfait mensuel existait déjà depuis plusieurs années, comme dans bon nombre de villes de France. Le changement réside en revanche d’une part dans l’évolution du coût mensuel de ce forfait, qui était antérieurement de 12 euros et qui oscille dorénavant entre 10 et 30 euros.
Cette modulation est fonction du quotient familial et comprend 11 tranches faisant grimper progressivement le montant du ticket résident. Elle constitue une nouveauté, même à l’échelle nationale, aucune commune, hormis Grenoble, n’ayant encore adopté une modulation du coût du stationnement sur voirie en fonction des revenus des intéressés. C’est cette variation, cette innovation, seule, qui cause le présent recours, formé par la requérante, conseillère municipale.
Cette dernière soulève un unique moyen, tiré de l’atteinte que causerait au principe d’égalité devant les charges publiques, cette mesure, qui ne peut être vue autrement que comme une mesure de justice sociale, ou plus précisément et de manière moins connotée, de justice distributive.
Même si le débat juridique est bien cadré par les parties, quelques éléments de contexte et quelques rappels, juridiques eux aussi, ne seront peut-être pas inutiles.
Le principe d’égalité, aux composantes multiples (loi, service public, charges publiques, usagers du domaine, fonctions publiques…), a été reconnu comme un principe général du droit par le Conseil d’Etat dans la décision de 1951 Société des concerts du Conservatoire, ce qui lui donne une valeur située entre celle de la loi et celle du décret. En dépit de ses composantes multiples, son régime est plus ou moins unifié. S’il fait obstacle à ce que des administrés soient traités de manières différentes, il permet légalement une différenciation, soit lorsque celle-ci est la conséquence nécessaire d’une loi, soit lorsqu’existe une différence objective de situations entre administrés de nature à justifier une différence de traitement, soit enfin en raison de nécessités d’intérêt général en rapport avec l’objet de la mesure, de la réglementation ou du service.
Les termes de nature à justifier et en rapport avec l’objet renvoient à la même idée de l’exigence d’un lien qui doit relier la différence de situation constatée ou la nécessité d’intérêt général, et le domaine dans lequel intervient la mesure instaurant ou permettant une différence de traitement. Vous effectuez, même en l’absence d’argumentation en ce sens de la part du requérant, un contrôle de la qualité de ce lien. S’il est détendu, c'est-à-dire si la différence de traitement est disproportionnée au regard de la différence de situation, ou de la nécessité d’intérêt général, la mesure est alors jugée illégale. Précisons que vous n’exercez qu’un contrôle restreint sur la qualité de ce lien1, ce qui fait sens quand on sait que la différence de traitement est une possibilité, non un droit ou une obligation2
Vous pourrez vous reporter, au besoin, pour des exemples bien connus d’utilisation du principe d’égalité aux décisions CE, 1974, N° 88032, au recueil3, Communes de Gennevilliers et de Nanterre4, Chambre syndicale patronale des enseignants de la conduite des véhicules à moteur5 et Ville de Toulon6.
Les conditions d’application du principe d’égalité sont bien identiques, quelle que soit sa composante. Qu’il s’agisse d’égalité devant la loi, le service public, les charges publiques, le domaine public ou d’accès aux emplois publics, c’est la même triade d’exception qui revient toujours, avec cependant quelques différences dans l’appréciation portée par le Conseil d’Etat, qui, par exemple, pour l’égalité devant les charges publiques ou pour l’usager du domaine public se fait plus exigeant sur le lien entre la différence de traitement critiquée et le domaine dans lequel elle intervient, que pour l’égalité d’accès au service public, qui implique elle de se soucier, dans un cas précis, du coût de fonctionnement du service.
Ainsi, dans la décision ville de Toulon, relative à la question de l’institution d’un tarif de stationnement pour les résidents distinct de celui s’appliquant à l’ensemble des usagers de la voie publique, le Conseil d’Etat utilise-t-il la même formule, différence de situation de nature à justifier, identique au mot près à celle applicable pour l’égalité d’accès au service public du bac entre le continent et l’île de Ré, dans la décision CE, 1974, N° 88032, au recueil, comme l’y avait invité son commissaire du gouvernement Stéphane Fratacci.
Dès lors, il n’est pas utile de rechercher si le stationnement sur voirie est susceptible de constituer un service public, qu’il soit industriel et commercial ou administratif, obligatoire ou facultatif. Cette opération de qualification juridique serait soumise à une difficulté certaine car il n’existe pas de précédent fiché du Conseil d’Etat propre au stationnement sur voirie, alors que ce service, même exercé en régie, de stationnement en dehors de la voirie, constitue selon la jurisprudence un service public industriel et commercial7. Il vous faudrait alors recourir à la grille d’identification d’un service public, posé par la décision CE, sec, 1963, N° 72002, au recueil p. 4018, puis à celle de distinction entre service public industriel et commercial et service public administratif, posée par la décision USIA9, dont le moins que l’on puisse dire est qu’elles ne sont pas exactement adaptées à la reconnaissance d’un service public dont l’objet serait l’utilisation de la voie publique, c'est-à-dire du domaine public10.
Enfin, une éventuelle qualification de service public facultatif imposerait de contrôler la satisfaction de la condition supplémentaire relative aux différences de traitement constituant des modulations d’un tarif d’accès, condition tenant à l’interdiction de dépassement par le montant le plus élevé imposé, du coût de fonctionnement par personne dudit service11. Or cette condition supplémentaire est également d’un maniement mal aisé en l’espèce, d’autant plus que l’utilisation de la voie publique, dont les places de stationnement aériennes sont l’accessoire, est normalement régie par le principe de gratuité.
Avant d’en venir au cœur du litige, un mot sur le stationnement, la voirie publique et plus généralement, le domaine public.
Le droit au stationnement sur voirie, s’il existe, est assez récent puisque dans la première moitié du siècle précédent, les routes étaient réservées à la circulation, et non au stationnement, lequel s’effectuait sur les propriétés privées. C’est ainsi que le professeur Chapus relevait que la voie publique n’est pas destinée à servir de garage, mais à permettre la desserte et l’accès aux immeubles d’habitation, qui bénéficient d’aisances de voirie. Voyez également les décisions précitées Ville de Toulon et Chambre syndicale patronale des enseignants de la conduite des véhicules à moteur, dans lesquelles le stationnement est limité à 24h voir est interdit pour les auto-écoles à Paris…
C’est l’utilisation de la voirie, comme zone de stationnement, par un nombre croissant de véhicules, rendant la demande supérieure à l’offre, qui a contraint les communes à le rendre payant, par dérogation au principe de gratuité du domaine public, dont la voirie fait évidemment partie. Il faut, aujourd’hui encore, pour l’instituer, que le stationnement de véhicules le long des voies publiques excède l'usage normal de ces voies ou soit justifié par les exigences de la circulation12. L’usage anormal est avéré, dès lors que le stationnement des uns empêche celui des autres, c’est dire… quant à la limite de la réglementation du stationnement, elle repose sur le respect des aisances de voirie13.
Comme le montrent les décisions Ville de Toulon et Chambre syndicale patronale des enseignants de la conduite des véhicules à moteur, et de manière plus générale, la décision Département de la Vendée14, le principe d’égalité bénéficie aux usagers du domaine public, qui peuvent utilement s’en prévaloir pour contester une différence de traitement réelle ou ressentie.
Comme les autres occurrences du principe d’égalité, il permet à la fois de différencier l’accès au domaine public et plus particulièrement au domaine public routier15, comme de différencier le coût demandé en contrepartie de l’utilisation collective16 du domaine public.
Dès lors qu’il existe une itération du principe d’égalité relative à l’usage du domaine public, que la jurisprudence du Conseil d’Etat, rattache, dans une logique de systématisation, parfois à l’égalité devant la loi, parfois à l’égalité devant les charges publiques, il est inutile d’utiliser la grille de lecture posée pour l’accès au service public, ce d’autant que celle-ci est d’application malaisée. Cela, quand bien même le stationnement sur voirie constituerait un service public de forme particulière. Et il faut bien avouer que le rejet de la qualification de service public en l’occurrence est douteux : on ne voit pas bien comment le stationnement hors voirie pourrait être qualifié de service public (industriel et commercial) et pas celui sur la voirie, qui bénéficie d’une plus forte connotation d’intérêt général et d’exercice de prérogatives de puissance publique.
L’utilisation de cette notion, peu pertinente ici, n’est pas nécessaire pour se prononcer sur l’unique moyen de la requête. Une grille de lecture, qui n’est guère différente mais qui est propre à l’usage du domaine public, existe et doit alors être utilisée.
Si vous écartez toute la jurisprudence relative au service public, vous vous apercevrez que bien que les trois conditions permettant une différence de traitement demeurent les mêmes et que cette différence de traitement puisse également conditionner l’accès ou permettre une modulation du coût d’usage du domaine public, il n’y aura plus alors de précédents jurisprudentiels où la différence de traitement, jugée légale, trouverait son origine dans une prise en compte de la situation financière des usagers.
En effet, les seuls précédents, relativement nombreux, qui s’inscrivent dans la lignée des décisions communes de Gennevilliers et de Nanterre, sont relatifs aux services publics, et encore faut il préciser que ces décisions constituaient un revirement de jurisprudence de la décision commune de Tarbes17, voie déjà ouverte par les décisions Centre communal d’action sociale de La Rochelle18 et CE, 1994, N° 140870, aux T19.
L’absence de précédents ne signifie pas forcément que ce qui est admis pour les services publics ne puisse pas l’être pour l’usage du domaine public, rien ne s’y opposant, mais les caractéristiques du domaine public, lequel demeure gouverné, en théorie du moins, par le principe de gratuité, rendent la transposition moins facile à concevoir ou à imaginer, sauf peut-être pour l’accès aux monuments nationaux, comme le musée du Louvre, où une différence de tarification est faite selon l’âge ou les ressources20. Mais dans ce dernier cas, il s’agit également de l’accès à la culture, qui constitue évidemment un service public : les visiteurs du musée du Louvre sont principalement des usagers de ce service public, venant contempler les œuvres d’art et trésors archéologiques exposés au sein du domaine public, dont ils ne sont usagers que de manière incidente et subsidiaire.
Vous ne pourrez donc vous appuyer sur des illustrations pertinentes pour forger votre appréciation, sur la légalité de la différence de traitement autorisée par la délibération du 20 juin 2016.
Parmi les trois possibilités de différence de traitement que permet le principe d’égalité, celle en cause ici ne saurait être la conséquence nécessaire d’une loi. Si les articles L. 2213-6 et L. 2333-87 du code général des collectivités territoriales, dispositions spécifiques, permettent au maire de percevoir une redevance en contrepartie du stationnement sur la voie publique, elles ne le lui imposent pas, tout comme elles ne lui imposent pas de procéder à des différenciations, qu’elles ne prévoient même pas. Quant aux dispositions, générales, de l’article 147 de la loi 98-657 du 29 juillet 1998, qui permettent de fixer des tarifs différents pour l’accès aux seuls services publics administratifs facultatifs, en fonction des revenus des usagers, d’une part elles n’imposent pas, elles non plus, de procéder à cette différenciation, et d’autre part, il résulte des travaux préparatoires21 qu’elles ne visent que les services sociaux, éducatifs et culturels, que le stationnement sur voirie ne saurait en aucun cas constituer.
La deuxième possibilité qui pourrait justifier légalement la différence de traitement en litige, naît de l’existence d’une différence de situation objective et appréciable entre les usagers, compte tenu de leurs différences de revenus, ramené à un quotient familial. Sans aller jusqu’à vous fonder sur le caractère nécessairement subjectif de la notion de quotient familial, qui en ventilant des ressources selon le nombre de personnes composant le foyer, introduit un premier biais22 il est délicat de voir dans des conditions de ressources, une différence de situation objective et appréciable.
A notre connaissance, jamais, le Conseil d’Etat, lorsqu’il a permis, même dans le cadre du principe d’égalité dans l’accès au service public, que les ressources puissent fonder une différence de traitement, n’a relevé qu’elles créaient une différence de situation. Que ce soit dans les décisions centre communal d’action sociale de La Rochelle ou commune de Gennevilliers et de Nanterre, c’est à chaque fois par le rattachement à une nécessité d’intérêt général en rapport avec l’objet, en l’occurrence du service, mais aujourd’hui, de la mesure, que l’atteinte au principe d’égalité a été écartée. Voyez notamment, les conclusions de Jacques-Henri Stahl sous les décisions commune de Gennevilliers et de Nanterre, et plus récemment, celles de Delphine Hédary, sous la décision SOS Racisme.
Pour que le critère des ressources constitue une différence de situation objectivement appréciable, il faudrait en retrancher les charges de chaque foyer en prenant en compte son mode de vie, ce qui est parfaitement irréalisable, même en procédant par consommation moyenne. Et déjà, sur cette première approximation, il n’existe pas de données utilisables, autres que statistiques.
Ainsi, les notions de riverains, d’habitants, d’entreprises de transport, de véhicules procédant au chargement ou au déchargement des marchandises, de professionnels de l’apprentissage de la conduite, permettent de reconnaitre, de manière objective et appréciable, une différence de situation. Celui des ressources, n’en est pas une, comme la notion de résident pour la fixation des tarifs de l’eau n’en est pas une23.
Il ne reste donc que la possibilité d’une nécessité tirée de l’intérêt général. Cette piste parait tout d’abord assez tentante, car il est possible de voir une nécessité d’intérêt général, dans la réduction, par la prise en compte des ressources des individus, des inégalités sociales. De nombreuses taxes fiscales en tiennent compte, par le biais du quotient familial ou non : pour l’impôt sur le revenu, la taxe foncière ou la taxe d’habitation. S’agissant de l’accès au service public, les exemples, cités, sont nombreux. Il y a évidemment un intérêt général à faciliter l’accès au stationnement, comme il existe un intérêt général à faciliter l’accès à la propriété immobilière. L’acquisition, puis l’entretien, d’un véhicule, souvent indispensable aux déplacements domicile-travail quand le trajet entre les deux est un peu long ou mal desservi par les transports en commun, est bien évidement plus complexe, plus couteuse, pour les personnes dont les revenus sont les moins élevés. La réduction du coût du stationnement en fonction des ressources, permettrait de réduire, de manière très marginale il est vrai, cette inégalité et à tout le moins de limiter la recherche de places de stationnements gratuites, lorsqu’il en subsiste.
Seulement, le principe d’égalité ne se contente pas d’une nécessité, même impérieuse d’intérêt général, pour admettre une différence de traitement. Encore faut-il que cette nécessité d’intérêt général soit en rapport avec l’objet de la mesure, c'est-à-dire avec l’utilisation du domaine public.
C’est là que le bât blesse : ce lien est difficile à concevoir, car le stationnement, devenu payant, n’est que corollaire à l’utilisation d’un véhicule terrestre à moteur. Ce que le propriétaire d’un tel véhicule recherche avant tout, c’est la possibilité d’utiliser la voirie pour se déplacer et s’arrêter, pas pour stationner.
On comprend bien qu’une différenciation fondée sur les revenus possède un lien avec l’accès à un service public social ou culturel. L’accès à la culture est un investissement en soi, qui se complique à mesure que les ressources diminuent, alors qu’il est d’intérêt général d’en permettre l’accès au plus grand nombre. De même, la facilitation de l’accès aux crèches, qui a également un coût, pour les enfants dont les parents ont des revenus plus faibles, est en lien évident avec la faiblesse des ressources, qui rend plus difficile l’accès aux autres possibilités de garde assurées selon des modalités privées. Mais cela provient également de ce que ces services, fonctionnent de manière significative grâce au coût payé par les usagers. Si ces services étaient inscrits directement au budget communal, avec une contrepartie négligeable payée par l’usager, le lien serait déjà bien plus ténu, le cout du service ne constituant alors pas un obstacle, éventuel, à son accès.
Il est en revanche difficilement envisageable que la contrepartie, imposée pour des raisons d’intérêt général, à l’utilisation collective du domaine public puisse être modulée selon les revenus des usagers. Il pourrait l’être selon la taille du véhicule, voir même selon sa consommation de carburant et ses émissions de polluants, ou selon l’usure de la voirie qu’il emporte, mais les ressources du propriétaire du véhicule n’ont globalement pas de rapport avec les conditions d’utilisation de la voirie en particulier, et du domaine public, en général24.
Il est même possible d’affirmer qu’en fixant des tarifs dégressifs selon les ressources des usagers du stationnement sur voirie, la commune de Grenoble est allée à l’encontre de l’objet même de la gestion du domaine, dont il faut rappeler que le stationnement, dès lors qu’il devient chronique et que les places accessibles sont moins nombreuses que les véhicules en circulation, constitue une utilisation anormale.
En effet, si une mesure de justice sociale, telle que celle en litige, est assurément louable, l’intrusion de la prise en compte des différences de revenus dans tous les pans de la vie publique, mérite un approfondissement et une réflexion plus poussée que celle à laquelle s’est livrée la ville de Grenoble, ne serait-ce qu’en raison des mesures de redistribution des ressources déjà existantes, qui sont toutes issues de la loi. Cela serait surement le tournant, dans notre société, entre équité horizontale25 et équité verticale, cette dernière permettant d’arriver artificiellement à une égalité qui n’existe pas dans la nature. Quant à savoir si ce changement de paradigme est souhaitable, c’est un autre débat, qui n’a pas sa place devant vous.
Dans ces conditions, il nous semble que l’institution, par la délibération du 20 juin 2016, d’une tarification différente au sein de la catégorie des résidents, selon les ressources de ces derniers, qui n’est ni la conséquence nécessaire d’une loi, ni tirée d’une différence de situation de nature à la justifier, ni d’une nécessité d’intérêt général en rapport avec la bonne gestion de la voirie publique, emporte méconnaissance du principe d’égalité des usagers du domaine public, sans même qu’il soit besoin de se prononcer sur son caractère proportionné.
Aussi, nous vous invitons à annuler partiellement la délibération du 20 juin 2016, en ce qu’elle pose le principe d’une différence de traitement entre les résidents pour l’attribution du forfait mensuel.