Les dispositions des articles L2414-1 et L1224-1 du code du travail, concernant le transfert d’entreprises ou d’établissement, trouvent à s’appliquer en cas de transfert par un employeur à un autre employeur d’une entité économique autonome, conservant son identité, et dont l’activité est poursuivie et reprise par le nouvel employeur. La Cour considère que l’orchestre de l’Opéra de Dijon poursuit un objectif propre, distinct de l’activité lyrique de l’Opéra, et constitue, par conséquent, une entité économique autonome au sens des dispositions susvisées du code du travail.
La notion de transfert d’établissement appliquée à des activités culturelles
Décision de justice
Index
Textes
Résumé
Transfert d’une activité orchestrale à une structure de droit privé : le chant de l’autonomie
Christophe Testard
Doctorant contractuel à l'Université Jean Moulin Lyon 3
DOI : 10.35562/alyoda.6004
La Cour administrative d’appel de Lyon reconnaît que l’orchestre d’un opéra exerce une activité économique autonome. Cette reconnaissance ouvre ainsi la voie à la possibilité d’un transfert de l’activité, et donc des contrats de travail qui s’y rattachent, à une structure associative de droit privé. Par la même occasion, la Cour reconnait à la personne publique une large marge de manœuvre dans les motivations qui fondent un tel transfert.
Le chant des arrière-pensées de l’administration est un refrain pour le moins redondant, qui appartient au répertoire classique de l’administré lésé. Lorsque ce chant se fait entendre au sein même de l’administration, il a tendance à tourner à la cacophonie.
La ville de Dijon a décidé de regrouper les orchestres de l’Opéra de Dijon et de l’association « Camerata de Bourgogne » en une structure unique, chargée de la diffusion des musiques symphoniques et lyriques. La régie qui gère l’Opéra a donc décidé de procéder au transfert des contrats de ses 45 musiciens.
Par décision implicite en date du 15 juin 2009, l’inspecteur du travail a refusé de faire droit à la demande de transfert d’un des musiciens, Monsieur A., délégué du personnel. En effet, l’article L. 2414-1 du code du travail dispose que pour certains salariés, dont les délégués syndicaux, le transfert de contrat ne peut avoir lieu qu’après « autorisation de l’inspecteur du travail ». L’article L. 2421-9 du même code dispose quant à lui que l’inspecteur du travail doit notamment s’assurer que le salarié transféré « ne fait pas l’objet d’une mesure discriminatoire ».
Suite au recours hiérarchique formé par la régie de l’Opéra, le Ministre du travail a, le 3 décembre 2009, confirmé la décision de refus de l’inspecteur du travail.
La régie de l’Opéra a dès lors formé un recours en annulation à l’encontre des deux décisions précitées, devant le tribunal administratif de Dijon. Par un jugement en date du 1er décembre 2011, ce dernier a fait droit à la demande de la régie. Le Ministre du travail a décidé de faire appel de ce jugement.
Sur fond de revendications syndicales, le débat juridique se cristallise dans cette affaire autour de la notion d’entité économique autonome. En effet, c’est cette notion qui conditionne l’application des dispositions du code du travail précitées. Le Ministre du travail soutenait que l’orchestre de l’Opéra de Dijon ne constituait pas une telle entité économique, notamment car il ne poursuivait aucun « objectif propre ». L’orchestre ne serait qu’une partie d’un tout, formé par les autres métiers de l’opéra, ce tout concourant à la représentation d’œuvres lyriques. Le Ministre soutenait en outre que le transfert des agents de l’orchestre, dont M. A. délégué syndical, était en réalité fondé sur la volonté du Maire de ne pas faire droit à des demandes syndicales fortes et la réponse à un préavis de grève qui venait d’être déposé. Ce transfert aurait présenté ainsi un caractère discriminatoire pour M. A. qui aurait fait les frais de son mandat syndical.
La Cour administrative d’appel de Lyon, dans son arrêt du 27 septembre 2012 ici commenté va rejeter les prétentions du Ministre du Travail. Les juges ont en effet considéré d’une part, que les conditions du transfert étaient réunies, l’orchestre devant être qualifié d’entité économique autonome, et d’autre part, que le transfert ne présentait pas un caractère discriminatoire.
Quel peut ainsi être le contrôle du juge sur un transfert partiel d’une activité économique ? Car si la Cour s’attache dans un premier temps à définir les conditions préalables d’application des règles du code du travail, elle exerce également un certain contrôle sur le transfert en lui-même, et notamment ses motivations.
1. – La définition jurisprudentielle du champ d’application du transfert : l’autonomie de l’activité
Il ne suffit pas qu’une entité disparaisse et qu’une autre la remplace pour qu’il y ait transfert et reprise des contrats de travail. Ce mécanisme, protecteur pour les salariés et prévu aux articles L. 1224-1 et suivants du code du travail, a fait l’objet d’un encadrement important par le législateur.
Le code du travail précise ainsi que le transfert des contrats de travail a lieu en cas de « modification dans la situation juridique de l'employeur ». Peu importe ensuite la forme que prend cette modification : il s’agit de lier le contrat non pas à l’employeur, mais à l’activité. L’article L. 1224-3 du code du travail évoque bel et bien l’ « activité d’une entité économique ». Aussi, s’il y a transfert de l’activité, il doit y avoir transfert du contrat de travail de l’agent ou salarié, attaché à cette activité.
La difficulté d’un tel transfert peut résulter de l’hypothèse visée en espèce, qui correspond au transfert certes d’une activité mais qui faisait partie d’une entité plus large, autrement dit un transfert partiel. Cette difficulté n’apparaît pas de prime abord, dans la mesure où c’est bien un critère matériel et non organique qui trouve à s’appliquer : s’il y a activité, il peut y avoir transfert, peu importe que l’ancienne structure demeure. Mais il reste que des doutes peuvent apparaître sur la qualification d’activité économique, dès lors que cette activité n’est qu’une composante à la fois d’une entité et d’une activité plus larges. Telle était la difficulté en espèce : un orchestre exerce bel et bien une activité de représentation musicale, mais inséré au sein d’un opéra, il concourt à l’activité globale qui est la représentation d’œuvres lyriques, dont la musique est une simple composante. L’activité perd-elle alors son caractère « transférable » ?
La réponse est apportée par la jurisprudence et non le législateur. Le juge a en effet forgé la notion d’entité économique autonome, qui conditionne la possibilité du transfert (V. notamment Cass. soc., 25 juin 2002) . On retrouve cette notion dans la jurisprudence judiciaire, majoritairement, mais aussi administrative, jurisprudence qui a permis de préciser, au cas par cas, quelles activités constituent des activités autonomes. Parmi une jurisprudence abondante, on peut à ce titre citer la distribution d’eau (Cass. soc., 3 mars 1993), l’office d’huissier de justice (Cass. soc., 29 octobre 2002), ou encore un cabinet d’avocat (Cass. soc., 25 septembre 2007) Si l’on ne s’attache plus à l’activité, mais à son mode de gestion, la question de l’autonomie s’est également posée à propos des activités exercées par des groupements d’intérêt économique. On peut citer à cet égard un arrêt de la Cour de Cassation du 10 juin 1997, ou encore un arrêt du Conseil d’État du 1er juin 2011, SA Bureau Veritas, les deux affaires parvenant à la même solution : un GIE exerce une activité autonome, et donc susceptible d’un transfert.
Les critères de la notion d’entité économique autonome sont rappelés par la Cour en l’espèce. Il s’agit d’un « ensemble organisé de personnes et d’éléments corporels et incorporels permettant l’exercice d’une activité économique qui poursuit un objectif propre ». Il y a en réalité ici deux éléments bien distincts : l’entité économique, et son caractère autonome. S’agissant de la définition de l’entité économique, contenue dans le premier temps de la phrase, elle ne présente pas de difficulté particulière : il s’agit du cadre organique d’exercice d’une activité lucrative. En revanche, et c’était là la principale difficulté juridique, il s’agissait de déterminer dans quelle mesure l’orchestre de l’Opéra de Dijon exerçait une activité autonome. Le critère de l’autonomie développé par la Cour administrative d’appel n’est que la reprise des jurisprudences précitées : l’autonomie réside dans la poursuite d’un « objectif propre ». L’activité de l’orchestre interrogeait de ce point de vue, tant cette activité, si elle est clairement identifiable, semble intrinsèquement liée aux autres éléments artistiques et techniques de l’opéra.
Le juge administratif devait pourtant considérer en l’espèce que l’orchestre exerce bien une activité autonome. En effet, si la Cour commence par concéder le fort lien entre les représentations lyriques de l’Opéra et l’orchestre, elle relève toutefois que l’orchestre avait également « vocation à interpréter de la musique symphonique ». Les juges préfèrent ainsi isoler la partie du tout, privilégiant une analyse très factuelle des éléments de l’espèce. La Cour qualifie alors l’orchestre de simple « démembrement de l’activité lyrique de l’Opéra », et reconnaît qu’il poursuit un « objectif propre ». On peut ici s’interroger sur la position des juges, et les éléments de fait retenus : on aurait pu penser que les juges s’appuieraient sur le temps consacré par l’orchestre aux œuvre lyriques, et celui consacré aux œuvres symphoniques. Cela aurait été l’occasion d’isoler une activité principale et une activité accessoire, le ratio permettant d’identifier l’autonomie de l’activité symphonique. Le fondement retenu par le juge semble davantage appuyé sur les potentialités de l’orchestre : plus que la question de son autonomie réelle, les juges répondent à celle de son autonomie potentielle. L’orchestre peut-il assumer une activité autonome de celle de l’opéra ? Et c’est finalement là encore, la situation de fait qui a emporté ce raisonnement : il s’agissait de savoir si l’activité était transférable, et donc potentiellement autonome.
En reconnaissant l’autonomie de l’activité de l’orchestre, la Cour administrative d’appel de Lyon ouvre donc la voie au transfert de l’activité, et des contrats qui y sont attachés. Mais le contrôle du juge s’étend au-delà, même si l’on peut remarquer sa faiblesse.
2. – Le contrôle peu exigeant des motifs du transfert : l’autonomie de gestion des services publics
La reconnaissance de droits collectifs au profit des salariés a entrainé la mise en place d’un statut protecteur pour les titulaires d’un mandat syndical, que l’on nomme à juste titre les salariés protégés (V. notamment ROSE (H.), STRUILLOU (Y.), Droit du licenciement des salariés protégés, Economica, 4ème éd., 2010 ; Code du travail, LexisNexis, 2013, annoté par B. TEYSSIÉ).
La question des transferts de contrat n’échappe pas à ce statut protecteur, le législateur voulant éviter que le transfert ne s’apparente à une sanction. C’est l’objet des articles L. 1224-1 et L. 2414-1 du code du travail précités, qui prévoient deux temps dans la protection. Tout d’abord, le transfert d’un salarié titulaire d’un tel mandat doit être autorisé par l’autorité administrative. Le principe d’une telle autorisation est en soi un mécanisme de garantie. Mais surtout, le législateur est allé plus loin en prévoyant le contenu du contrôle effectué par l’autorité administrative. Ainsi, l’inspecteur du travail ne peut autoriser un transfert dans l’hypothèse où celui-ci constituerait « une mesure discriminatoire ». Le Conseil d’État a eu l’occasion de juger que le trouble infligé au bon fonctionnement des institutions représentatives du personnel « n’est pas au nombre des motifs que l’autorité administrative peut légalement retenir pour refuser l’autorisation de transfert » (CE, 20 mai 1988, Ministre du Travail, de l’Emploi et de la Formation professionnelle) .
C’est un des arguments qui était soulevé par le Ministre du travail, argument faisant écho à une situation syndicale tendue. En effet, la ville de Dijon faisait face à un préavis de grève déposé par le personnel de l’Opéra en décembre 2008. L’argument tiré du caractère discriminatoire du transfert reposait sur le fait que les musiciens transférés représenteraient « la partie du personnel comprenant la plus forte proportion de représentants du personnel », dont Monsieur A. Le Ministre s’appuyait également sur des propos du Maire et du directeur de l’association « Camerata de Bourgogne », rapportés dans la presse, et ouvertement anti-syndicaux.
Eu égard aux pièces du dossier, la Cour administrative d’appel de Lyon rejette pourtant les prétentions du Ministre. Elle se fonde principalement sur deux éléments factuels : le projet de transfert était antérieur au préavis de grève, et sur les 45 musiciens dont le contrat fait l’objet d’un transfert, seuls neuf sont titulaires de mandats syndicaux. La Cour conclut ainsi à l’absence de lien entre le transfert et le mandat de Monsieur A.
Outre qu’il n’appartient sans doute pas au juge d’entrer dans des considérations politiques, la position de la Cour doit également s’expliquer, d’un point de vue plus juridique, par la grande liberté laissée aux personnes publiques pour organiser la gestion de leurs services publics. Le rôle du juge et, par ailleurs, de l’État ne saurait aller à l’encontre de la libre administration des collectivités locales, qui doit permettre aux collectivités de maîtriser la gestion de leurs services publics, et notamment d’en fixer librement le mode de gestion. Il appartenait donc à la Ville de Dijon de fixer les modalités de fonctionnement et d’organisation de son service public musical, en passant d’une gestion en régie à une gestion par une personne privée. C’est ce que semble rappeler à bon droit la Cour administrative d’appel de Lyon.
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