Ce litige a trait au placement en report d'imposition d'une plus-value réalisée par un contribuable lors de l'apport de titres à une société suivi d’une cession immédiate.
Le report d’imposition de la plus-value d’un montant de 5 462 737 francs réalisée par M.F. en 1998, lors de l’apport des 627 titres qu’il possédait de la SA Les entreprises Christophe Farel à la SARL Sofarfi, qu’il a créée le 24 mars 1998, et dont il est également le gérant et l’unique associé, suivi le jour même de la cession de ces titres par la société Sofarfi est -il constitutif d’un abus de droit au sens de l’article L64 du livre des procédures fiscales ?
Telle est la question que vous avez à examiner dans ce dossier.
1. Les faits sont les suivants :
M.F. possédait le 5 janvier 1998 627 des 800 actions de la SA Les entreprises Christophe Farel.
Cette société était issue de la transformation le 5 janvier 1998 de la SARL Les entreprises Christophe Farel dont M. F. était le gérant et qui détenait 2 494 des 2 500 actions de la SA Ets Jean Vidal, créée en 1992, qui exerçait une activité industrielle dans le secteur du textile.
M.F. crée le 24 mars 1998 la société Sofarfi dont il était le gérant et l’unique associé par l’apport des 627 actions de la SA Les entreprises Christophe F.
La SARL Sofarfi revend le jour même de sa création, le 24 mars 1998 pour leur valeur d’apport à la SA Gama.
La société Gama a été créée le 11 mars 1998 et est détenue par les consorts C..
Il s’avère que la SA Gama rachètera ultérieurement, en septembre 1999, les actions que la SARL Sofarfi détenait dans son capital, avant de procéder, au cours de l’année 2000, à une fusion absorption avec la SA Les entreprises Christophe F. dont elle détenait la totalité du capital, de telle sorte qu’en deux années, le contrôle de la SA Ets Jean Vidal sera passé de la SARL Les entreprises Christophe F. à la SA Gama.
La plus-value réalisée lors de l’apport des 627 titres de la SA Les entreprises Christophe Farel à la SARL Sofarfi, a été placée en report d’imposition en application des dispositions en application des dispositions du I ter l’article 160 du code général des impôts.
L’administration fiscale considère que l’apport de titres cédés à une société qui elle-même le jour même est constitutif d’un abus de droit.
En conséquence de quoi elle a mis en recouvrement les 30 juin 2004 et 30 septembre 2004 au titre de l’année 2008, des impositions supplémentaires d’un montant de 438 463 euros, objet du présent litige.
Le tribunal administratif de Clermont-Ferrand donne satisfaction à M. et Mme F.
Par un jugement n° 0050887 du 27 mars 2007, le tribunal a déchargé, en droits et pénalités, M. et Mme F., des cotisations supplémentaires d’impôt sur le revenu et de contributions sociales auxquelles ils avaient été assujettis au titre de l’année 1998, et mis une somme de 2 000 euros à la charge de l’Etat sur le fondement de l’article L. 761-1 du code de justice administrative.
Votre cour confirmera la décharge par un arrêt du 13 octobre 2009.
Le Conseil d’Etat, annulant cet arrêt, vous renvoie cette affaire (décision du 8 juillet 2011).
2. L’état de la jurisprudence :
A la lumière de l’arrêt J. (CE 27 septembre 2006 n° 260050), le Conseil d’Etat a, par trois décisions du 8 octobre 2010 ( CE 8 octobre 2010 n° 301934 ; CE 8 octobre 2010 n° 313139, ministre du budget, des comptes publics et de la fonction publique et CE 8 octobre 2010 n° 321361, ministre du budget, des comptes publics et de la fonction publique), définit l’abus de droit en matière d’apport cession.
Il résulte de cette jurisprudence, que l’opération, dont l'intérêt fiscal est de différer l'imposition, entre dans le champ d'application de l’article L64 du livre des procédures fiscales, dès lors qu'elle a nécessairement pour effet de minorer l'assiette de l'année au titre de laquelle l'impôt est normalement dû à raison de la situation et des activités réelles du contribuable.
Le placement en report d'imposition d'une plus-value réalisée par un contribuable lors de l'apport de titres à une société qu'il contrôle et qui a été suivi de leur cession par cette société est constitutif d'un abus de droit s'il s'agit d'un montage ayant pour seule finalité de permettre au contribuable, en interposant une société, de disposer effectivement des liquidités obtenues lors de la cession de ces titres tout en restant détenteur des titres de la société reçus en échange lors de l'apport.
Une opération d’apport de titres suivie d’une cession est constitutive d’un abus de droit si deux conditions, que le juge de l’impôt se doit d’examiner successivement, sont remplies :
- Le contribuable doit conserver la possibilité d’appréhender les fonds : cette condition est remplie, lorsque, comme en l’espèce, le cédant exerce sur la société qui a acquis les titres un contrôle propre à lui permettre de disposer à son gré des liquidités obtenues lors de la cession. M. F. fait valoir qu’il n’a jamais appréhendé les sommes. Mais ce qui importe, c’est que sa qualité de gérant et d’unique associé de la société Sofarfi lui laissait un contrôle entier sur les titres.
- L’absence de réinvestissement dans une activité économique.
Les arrêts ultérieurs du Conseil d’Etat précisent les conditions de ce réinvestissement.
C’est ainsi que le réinvestissement doit représenter une « part significative » du produit de la cession de titres apportés (CE 3 février 2011 n° 329839, 8e et 3e s.-s., ministre du budget, des comptes publics et de la réforme de l’Etat ; aux conclusions de Laurent Olléon) et que les investissements présentant un caractère patrimonial ou les apports fait en compte courant, sauf hypothèses particulières sur lesquelles nous reviendrons, ne constituent pas un réinvestissement à caractère économique. CE 24 août 2011 CE 24 août 2011, 10e et 9e s.-s., n° 314579 ; aux conclusions du rapporteur public Julien Boucher.
Les critères restent pour l’instant encore peu définis, et la présente affaire va conduire votre cour à préciser notamment ce qu’il faut entendre par « réinvestissement significatif ».
3. La charge de la preuve appartient dans ce dossier à M. F., dès lors que le comité consultatif pour la répression des abus de droit a émis un avis favorable aux redressements le concernant présentés par l’administration. IL appartient donc à M. F. d'apporter la preuve que cette opération ne poursuivait pas un but exclusivement fiscal et ainsi, que l'apport de ses parts à la société SOFARFI avait été effectivement réinvesti par cette société dans le cadre de ses activités économiques.
La dialectique que la preuve appliquée habituellement en matière fiscale, s’applique également à l’abus de droit. Voyez une décision récente du Conseil d’Etat statuant sur un arrêt de votre Cour (5ème chambre) CE 17 novembre 2010 n° 314291, 3e et 8e s.-s., min. c/ SCI Ram.
4. L’existence d’un réinvestissement économique par la société Sofarfi
Il n’est peut-être pas inutile, à la lecture des propos du ministre, de rappeler que « le choix de la solution fiscalement la plus favorable ne constitue pas, par lui-même, un abus de droit » (concl. O. Fouquet sur CE 21 mars 1986 n° 53002, Sté Auriège).
L’apport-cession n'est donc pas un montage par nature constitutif d'abus de droit. Aussi, la circonstance que le contribuable ait prévu la cession des titres par la société avant la cession, et qu’elle se réalise simultanément à l’apport n’est pas un élément caractérisant l’abus de droit. Le ministre reprend cet argument dans son dernier mémoire, en constatant que l’apport et la cession ont eu lieu simultanément le 24 mars 1998. Mais il méconnaît la portée des trois décisions du 8 octobre 2010. (CE 301934)
Au contraire, plus la cession aura été anticipée, plus le réinvestissement économique aura été réfléchi, moins la société bénéficiaire de l’apport apparaîtra comme fictive.
En l’espèce, M. F. soutient qu’il a réinvesti de mars 1998 au 18 décembre 2001, la somme de 3 178 543 euros, soit 57, 79 % du produit de la cession, et que ce réinvestissement établit sans contestation sa volonté de pérenniser les activités économiques.
Que ce soit le délai ou le montant du réinvestissement, vous disposez, d’une marge d’appréciation ; c’est au regard des démarches entreprises par les responsables de la société, de la complexité ou de la rareté des opérations envisagées et du contexte économique, que vous pouvez vous prononcer sur la réalité de réinvestissement dans une activité économique et sur la part significative qu’il représente ou non.
C’est ainsi que dans une affaire récente ministre du budget, des comptes publics et de la fonction publique (CAA Lyon 15 mars 2012 11LY00965) vous avez considéré que « si l’administration souligne que la cession des actions est intervenue en septembre 1997 et le réinvestissement en avril 1999 et qu’ainsi aucun investissement n’avait été réalisé l’année de la réalisation de l’apport et l’année suivante, un tel délai apparaît justifié eu égard à l’importance des investissements réalisés et à la difficulté de trouver une propriété correspondant au projet particulier de M. AA ».
Ce qui est l’objet de contestation en l’espèce concerne en premier lieu le montant des investissements.
La cession est intervenue début 1998 et M. F. fait donc état d’un montant de 3 178 543 frs réinvesti fin 2011 (envoi de la notification de redressement). Ce montant inclut certes l’achat de parts de participations dans plusieurs sociétés, ce qui constitue à l’évidence des réinvestissements de nature économique, mais aussi, un prêt de 1570 000F fait à la société Gama. Par la suite, la société Sofarfi va essentiellement, et progressivement (voyez le tableau qui est joint aux dernières écritures développer les avances en compte courant.)
Il est rappelé par les différents rapporteurs publics des affaires que nous avons citées, que l’exigence de réinvestissement résulte d'une analyse de l'intention du législateur, qui, en instituant le report d'imposition, a entendu favoriser les restructurations d'entreprises et, par suite, le maintien et le développement de l'activité économique. Le requérant le reconnaît volontiers.
L’aide à la trésorerie n’est pas un réinvestissement ; c’est une aide au fonctionnement. De même que réinvestissements dits « patrimoniaux » ne sont pas considérés comme des réinvestissements dans l’activité économique.
IL en résulte que pour que les avances en compte courant ne constituent pas un simple placement, il faut que ces avances soient bloquées en droit ou en fait ou que soit établie une circonstance ôtant le caractère patrimonial à cet apport. IL s’agit nous semble t- il, alors d’analyser la situation de la société bénéficiaire de l’apport en compte courant, et des projets de réinvestissement qu’elle effectue elle-même (cf CE 316928). Le conseil d’Etat juge dans l’affaire CE 329839, qu’ « une avance en compte courant au profit de la société Sarpres, soit environ 60 % du produit de la cession des actions de la société VMD, cet apport, en l’absence de circonstances particulières de nature à lui retirer son caractère patrimonial, ne constituait pas un investissement dans une activité économique ».
Bien sûr, les réinvestissements patrimoniaux présentent un intérêt incontestable pour l'économie, mais la jurisprudence se montre particulièrement exigeante sur ce point.
L'avance en compte courant confère à celui qui la consent le caractère d'un créancier de la société. Le remboursement peut être demandé à tout moment et il s’agit davantage d’un placement que d’un investissement.
Puisque la jurisprudence reste ouverte sur ce point, puisqu elle admet les placements en compte courant consenti à une société exerçant une activité économique dans certaines conditions, nous regrettons que M. F. n’ait pas, au sujet de ces placements qu’il a effectués, éclairer la Cour.
IL nous semble que vous devez réserver un sort identique aux prêts. Il s’agit, avant tout de placement financier plus que d’investissements dans une activité économique, et dehors d’hypothèses spécifiques.
Or en l’espèce vous n’avez dans les premières écritures aucune précision sur ce prêt d’1, 5 MF fait à la société Gama, qui a acquis les titres de la société Sofarfi. Dans les dernières écritures, vous êtes informés qu’il s’agit d’un prêt participatif de trois ans. Il aurait donc dû être remboursé au cours de l’année 2011.
Vous aurez compris que nous vous invitons à ne pas inclure dans les réinvestissements de nature économique effectués par M. F., les avances en compte courant et prêt, Les opérations non sérieusement contestées sont les apports dans les sociétés suivantes : société gama 100 000 F (1998) ; Société clara 300 000 f (1998) société barange (janvier 1999) 255 000F, société nathan 198 000F (décembre 1999), société tvs 500 000F (avril 2000) , société convex 52000 f (novembre 2000), société convex 20 000F (avril 2000), soit 1 424 997 f soit 26%
Si vous ajoutez l’opération de société Julien Farel 360 776 f le total atteint 1785 773 F représentant 32 % de la plus-value en report d’imposition.
Votre référence la plus proche en termes de pourcentage est l’arrêt 316928 ou le pourcentage de 15 % a été jugé insuffisant.
Vous pourriez donc considérer que ce taux de 32 % voire de 26 % constitue une part significative.
Ce n’est pas l’analyse que nous retenons pour les raisons suivantes :
Nous pensons qu’un critère, que ce soit le délai ou le délai ne peut être appréciée qu’au regard du contexte dans lequel le réinvestissement doit s’effectuer, et la complexité ou de la rareté des opérations envisagées choisies librement par l’investisseur et du contexte économique.
En l’espèce, ce pourcentage paraît faible eu égard au contexte :
- l’objet social de la société Sofarfi est très large tout comme celui de la société Gama, La société a pour objet la prise de vente de participation dans toutes sociétés et entreprises commerciales industrielles et financières, mobilières et immobilières.
- M. F. évoque les difficultés d’ordre général d’un investisseur, et vous explique qu’il faut du temps pour négocier et conclure. IL n’est guère précis sur des projets d’une certaine envergure qui aurait échoué. Il ne soutient pas avoir été empêché, faute d'opportunités, de procéder rapidement à tous les réinvestissements qu'il aurait souhaité effectuer
Il vous joint cependant dans ses dernières écritures deux lettres datées de juillet et septembre 1998. Vous en déduirez qu’il avait sollicité le groupe C..
Mais il vous joint également à ses dernières écritures un projet de protocole d’accord avec la société compagnie cevenole qui fait état d’un projet ambitieux de 9 960 000 f pour lequel il aurait obtenu un accord sur le financement, en octobre 2011. Ce projet n’a jamais été évoqué auparavant, et il n’est pas commenté d’une ligne dans les écrits. L’opération se serait déroulée à la fin de la quatrième année de la cession.
Vous ne comprenez pas aisément, à l’inverse du dossier 11LY00965 précité, la démarche suivie par l’investisseur.
- la poursuite des opérations est lente. Certes, M. F. fait valoir que le taux de réinvestissement atteint 133 %. Mais ce taux s’étend sur une période de 12 ans et la part de prise de participation restera faible eu égard aux cautions et apport en compte courant accordés.
- Dans le délai de trois années, que vous pouvez considérer comme raisonnable, eu égard à l’objet social, le réinvestissement n’était que de 24 %. (à comparer avec dossier 316928 : 15 % en apport, 40 % en compte courant)
- Il ne s’explique pas sur les modalités d’octroi des apports en compte courant, ou du prêt, de sorte que vous ne pouvez pas apprécier s’il entre dans les hypothèses d’ouverture admises par le Conseil d’Etat.
Ainsi, au regard de l’ensemble des éléments, et faute pour M. F. d’éclairer suffisamment le juge sur la nature de ses investissements envisagés ou entrepris, alors que la charge de la preuve lui incombe, nous considérons que le réinvestissement ne présente pas un caractère significatif.
Dès lors, l’administration pouvait se fonder sur les dispositions de l’article L64 du livre des procédures fiscales.
Si vous ne nous suivez pas sur le terrain de l’abus de droit, il nous semble que vous ne pourriez pas davantage alors retenir la fraude à la loi, qui se fonde sur des actes non fictifs mais qui n’ont pu être inspirés par aucun autre motif que celui d’éluder ou d’atténuer les charges fiscales que l’intéressé aurait normalement dû supporter. Vous pouvez voir sur cette distinction la décision du CE 18 février 2004 Ministre c/ société Pléiade, 247729, Pierre Collin, dans ses conclusions dans l’affaire du 18 mai 2005, Ministre c/société Sagal, n° 267087, indique « ce que l’abus de droit sanctionne, c’est le montage. Ce montage peut être une pure fiction juridique, c’est l’abus de droit par simulation ; il peut être une pure fiction économique, c’est l’abus de droit par fraude à la loi ».
Nous vous proposons d’accueillir le recours du ministre, d’annuler le jugement attaqué du tribunal administratif de Clermont-Ferrand, et en l’absence de moyens autres soulevés en première instance et en appel, de rejeter la requête de M. F.
Par ces motifs, nous concluons à l’annulation du jugement du tribunal administratif de Clermont-Ferrand, et à la remise à la charge de M. et Mme F., des impositions litigieuses dont ils avaient été déchargés à tort par le tribunal.